|
[ nouvelles ] [ divers ] [ commited ] [ moidabord ] [ amour ] [ galerie photo ] [ diary ]
|
|
|
|
Comment se dire qu'on s'aigne
21/12/2007 05:05
C’est l’histoire du petit chaperon rouge qui flashe sur le grand méchant loup. C’est une histoire un peu bizarre, de personnages qui n’ont rien à voir, d’un paysage un peu flou.
Le 16 octobre
Là, je suis assise sur la grande table blanche d’un lavomatique. La machine numéro 17 ronronne tranquillement. Un mec un peu éméché rentre, fait une ronde, sa bouteille à la main. Je n’ai pas peur, ou un petit peu. La caméra de surveillance décourage le rodeur qui fait remarquer la présence d’un classeur laissé à l’abandon, sur une chaise. Un couple muni de casques de moto vient remplir deux machines et s’en retourne. Quelques minutes plus tard, deux policiers font irruption dans la salle, notent la présence du classeur, m’interroge quant à son propriétaire. Je dis qu’il était déjà là à mon arrivée. Puis l’un demande :
- Vous n’auriez pas vu un homme au crâne rasé avec des lunettes. skinhead
- Non. lunettes noires
La machine est terminée. Je transfère le linge humide dans un séchoir. J’ai menti. Je l’ai vu. Je le vois tout le temps. Au détour d’une rue, dans le métro, au supermarché. Je le vois. Le skin aux lunettes noires, avec ses rangers, vêtu de sombre. Il est collé à ma rétine, comme une décalcomanie qui s’appliquerait partout, à tous mes endroits, mes paysages, mes refuges. Comme une tache sur la caméra qui parasite l’écran à la projection. Il mouche mes pensées, sa voix bourdonne à mes oreilles. Sa voix calme, tiède, apaisante. Cette intonation blasée et rauque qui me disait mon amour. Après dix minutes chrono de séchage, le linge n’est toujours pas sec. Tant pis, je l’étendrai un peu à la maison. Dehors il fait beau, chaud pour une mi-octobre. Il doit venir bientôt : il me l’a dit.
Le 10 septembre
Quelques jours de latence… Trois, peut-être quatre ? Et je pense à Lui, et je ne pense qu’à Lui, lui encore si proche et maintenant si loin. Je pense à lui et aux autres, je pense à eux, à moi, je pense à nous sur la plage, dans les rues, les parkings, nulle part et partout en même temps,… Le temps de retrouver quelque chose ici et il n’en restera bientôt presque rien, de tout ça il restera un brouillard dissipé qu’on appelle le souvenir, comme la gueule de bois, ce relent amer qui lacère l’œsophage plombe l’estomac et occulte la mémoire. Mais rien, rien ici pour me donner le change, pour me faire penser à autre chose. Pas encore… Encore l’été dans la peau, dans la tête, sur les lèvres, dans la bouche : soif ! Soif d’un coucher de soleil, un soleil d’Apollinaire, sanguinolent, cou coupé, et puis de ses lèvres dans les miennes.
C’est l’histoire d’une drôle de rencontre… l’histoire d’une fille, un peu larguée, seule sur la terre, qui rêve juste de visages nouveaux, et d’un peu d’aventure… pourvu qu’elle oublie ce qu’elle fout puisqu’elle sait même pas où elle va.
Début septembre
Juin. Il fait tiède. Le soleil décline. Je serre mon père dans mes bras, je monte dans le train. Dans le train il y a une vieille qui parle avec son chien, qui parle à moi un peu aussi. Je ne sais plus très bien : je lisais. Puis je me suis endormie. Le matin le cagnard tape déjà lorsque je sors du train. Au bout du quai il y a ma Mamy. Et puis après c’est allé très vite. Plus vite que juillet le laissait présager. C’est comme ça qu’en septembre je suis remontée dans le train. J’ai pleuré, puis j’ai dormi. Le matin au réveil, il fait froid, il pleut. Que s’est-il passé, deux mois ont coulé. C’est comme si rien ne s’était passé. J’ai juste quelques cheveux en moins, et quelques sous en plus,… des hématomes aussi. Et puis des ombres dans la tête, des ombres qui paradent et font rougir mes yeux, des visages, des voix, des notes de musique, les bip-bip de la friteuse, le choc des plateaux, un verre qui se brise, « on les vend pas, c’est offert avec les maxi menus ». On n’oublie jamais ce que l’on veut oublier, c’est le reste qu’on oublie. Alors j’ai pris des précautions, j’ai pris des photos, j’ai écrit un peu, j’ai gardé des objets et des tickets de caisse,… j’ai enfermé quelques témoins de ces deux mois d’exil. Comme ça j’oublierai pas. Pas tout de suite. Au Mc Do, on me demande si il va me manquer, je dis : « un peu,… oui » et si je vais le revoir… Je ne sais pas, peut-être.
C’est une histoire du temps qui coule, qui coule à pic quand ya du fond, qui coule des yeux quand on perd pied. Alors ils jouent à se noyer, balancent des bouteilles à la mer et plongent leurs yeux dans le ciel noir, avec aux lèvres un goût de sky.
Je me souviens de la première fois qu’il a accroché mon regard. Je marchais dans la rue quand je l’ai reconnu. J’avais juste reconnu un mec qui travaillait au Mc Do avec moi. En civil il n’avait pas du tout la même allure. Moi qui crevais de chaud, j’ai juste pensé qu’il fallait être taré pour se balader vêtu de noir en plein soleil. Après coup je peux dire qu’il est pas taré. Il est bien pire que ça. Il travaille au Mc Do,…banal, il gagne ça croute quoi. Mais lui ce qu’il voudrait, c’est manger du pain rouge.
C’est une histoire qui s’passe la nuit, au clair de lune au bord d’une plage, une histoire à dormir debout, à rester droits, bien éveillés ; à suivre la bordure du trottoir d’une démarche chaloupée. Histoire à pas dormir du tout et attendre le jour se lever, en se saoulant pour oublier qu’on devrait être à la maison et penser à demain.
Un soir en aout
Il est 19h30, le soleil est encore haut dans le ciel, et je l’ai en pleine face. Putain de soleil qui m’aveugle et me fait grimacer. Et au loin, sur la place vide, sa silhouette se découpe, et je l’ai en pleine face : altière, puissante, longue et souple. Son tee shirt aux manches découpées met à jour ses larges épaules aux muscles saillants, et son crâne rasé à blanc dessine un profil épuré. On part rejoindre les autres, s’installer tranquilles parmi les rochers.
Et là alerte rouge, rouge, j’ai ma bouteille dans ma main, ma main moite qui glisse, glisse la bouteille de rouge, glisse la bouteille tombe le rouge se répand, et plus loin je vois Lui qui flanche, je vois Lui qui tombe et là rouge rouge il dérape, rouge qui coule, qui coule partout rouge, ça pue, il a glissé, rouge qui saigne partout. Beaucoup, pas grave, lui saigne beaucoup pas grave, pas pour de vrai, je l’aime pas pour de vrai, beaucoup, pas grave, saigne plus, tant pis. On s’aignera une autre fois, un jour peut-être… le rose : du rouge qui a déteint avec le temps, amour rose rouge, rouge rose, fanée, pas rouge en vrai, pas vrai, pas grave. On baise quand même ? Beaucoup ? Trop quoi ? Pas grave, on s’en fout, oui, ici, maintenant.
C’est l’histoire d’un amour d’été, l’histoire d’amour apolitique de la ptite fille et du skinhead, ça peut vous paraître atypique ; mais comme la meilleure façon de marcher : c’est toujours la même rien d’sorcier. Et la meilleure façon de baiser… C’est l’un dans l’autre.
Mi septembre
Si on fait bien attention, qu’on distend un peu la peau de ça de là, on distingue une petite cicatrice rose sur mon avant bras droit, à l’approche du coude, en forme de petite croix. Le rose n’est que du rouge qui a pâli avec le temps… Il l’avait dessinée à l’aide d’une aiguille pour diabétique, le matin de mon départ. Il m’a expliqué comment il avait trouvé ce formidable outil parfaitement indolore du temps où il se scarifiait. Obsession du sang, de la souffrance, de la colère. Voir rouge. Lui est strié de petites cicatrices, plus ou moins géométriques ou figuratives. Ce matin là, le temps était distordu. Le temps pour traîner et prendre notre temps que déjà les heures ont défilé. J’étais partie de chez lui en se disant « à toute à l’heure », parce qu’il viendrait me dire au revoir au train. J’aime bien cette cicatrice, il n’y a que moi qui sache qu’elle est là. Et puis ça vient de lui, une trace de lui sur ma peau, dans ma chair, sur mon corps. J’en ai une autre aussi, que je ne vois pas, dans le bas du dos. Elle est moche. C’est la nuit où on avait fait l’amour sur les rochers, à même les rochers. Forts de cette douloureuse expérience, on l’a refait, mais avec un sac de couchage en dessous, pour amortir. C’était bien.
C’est une histoire comme y’en a d’autres, celle du skinhead et d’une ptite fille, une histoire où on boit, boit, boit,… où on s’enivre du temps qui coule et où demain n’existe pas.
Dernier soir, dernière nuit, dernier calage sur les rochers, dernière ronde dans St Raphael, et elle est déjà floue... Elle est floue la petite fille, avec ses yeux qui sont loin, loin, si loin, si près du cœur,... Elle est floue, ses yeux se brouillent, ses yeux se brouillent d'avoir trop bu, où pas assez. Ses yeux se brouillent de ne pas avoir assez bu pour pouvoir enfin oublier, pour oublier qu'enfin elle part,... qu'elle part loin de ceux qu'elle a bu, bu les paroles et bu les yeux, les yeux noyés dans le sky, les yeux qui boivent le ciel, et puis quelques étoiles... Et elle tombe, elle tient plus debout la ptite fille, elle se raccroche comme elle peut, elle raccroche comme elle veut, elle leur raccroche au nez puisqu'elle en peut plus de ces voix, qui lui disent de rentrer chez elle, de retourner à la maison quand ça lui pend au nez. Elle titube dans les rochers, et elle finit par se retenir à une paire de lunettes noires, et elle arrive à retenir un instant son regard, et il lui dit "allez viens boire,... viens boire comme la mer est belle". Alors la petite fille oublie, que loin là-bas elle a une vie et elle s'invente une aventure de skin girl en maxibestof (grande boisson, grande frite), et elle aime ça, et pour ça elle n’oubliera pas le dernier soir, la dernière nuit, dernier calage sur les rochers, dernière ronde dans St Raphael, dernier coucher de soleil, soleil cou coupé, mais elle est déjà floue... Elle est floue la petite fille, avec ses yeux qui sont loin, loin, si loin, si près du cœur. Ses yeux tout rougis, comme les yeux d’un enfant rouges d’avoir trop pleuré... Et elle tombe, elle rampe jusqu'au train, elle sait plus du tout ce qui lui arrive, c'est trop lourd, elle a sommeil, elle monte dans le train et elle décolle,... Elle essaie à travers la vitre, d'attraper les lunettes noires au vol... mais on lui arrache des mains. Alors la petite fille crie. Elle crie dans son ventre qu'elle a faim et qu'elle voudrait dormir un peu. Alors elle mange et puis elle dort. A son réveil il n'y a plus rien, il fait froid, il n'y a personne. La petite fille tombe de sommeil, elle qui tombera pas amoureuse, et qui dans son ventre crie je t'aime.
Le rose n’est que du rouge délavé par le temps. Amour à fleur de peau qui demande qu’à saigner. Amour fleur bleue, amour rose rouge, rouge rose, fanée, pas rouge pour de vrai. Rien de vrai, tant pis. On baise quand même ?
| |
|
|
|
|
|
|
|
on récolte ce que l'on s'aime
26/08/2007 18:12
La pluie roule doucement sur la vitre. Le paysage cavale dans les gouttes d’eau. Le front écrasé sur la fenêtre du train, un rasoir électrique vibre dans ma tête. J’examine le paysage qui perle sur le plexiglas. J’accompagne du regard une bille d’eau et la course du paysage. Il défile à toute allure puis se coule dans le joint noir de la fenêtre du train. En face le siège est vide. J’aurais voulu qu’il soit là. Il est resté sur le quai, mais ce n’est pas non plus comme si il n’était pas là. Il est en face, enfoncé dans son fauteuil. Ses yeux rient de me voir contempler la vitre avec circonspection, les prunelles humides d’une mélancolie feinte. Autour les gens doivent penser : « la pauvre est triste de l’avoir quitté, c’est si tendre d’aimer comme ça : à peine on se quitte et voilà qu’on se manque. » Que nenni ! L’idée de revêtir un certain romantisme me plaît assez : je suis jeune, sensible, amoureuse, aimée et malheureuse,…que les autres doivent me jalouser ! Mais avant de leur faire croire ça, c’est moi que je voudrais persuader, un peu. Pour me prouver que j’existe, que je peux aimer, que je suis heureuse et terriblement triste. Alors je le vois. Je dessine ses joues rondes, pleines du sourire qui les fend, ses boucles châtain qui viennent manger son front, et son menton espiègle enfoui dans son écharpe. Je ne sais pas s’il est beau, mais il me dit qu’il m’aime, et même si je ne le crois pas, ça le rend plus beau que n’importe qui d’autre. Il se moque de moi, du spectacle que je donne aux personnes assises dans la voiture du train. Alors je me mets à rire aussi, rire de moi, de ce change que je veux me donner. Je ris de ces airs langoureux d’adolescente fleure bleue à fleur de peau, qui jette ses yeux par la fenêtre pour aller retrouver son amant laissé sur le quai de la gare. Alors on est hilares, parce qu’on sait qu’on ne s’aime pas, mais qu’on se manque un peu quand même. Pour ça j’ai quand même le droit d’être un peu triste. On rit d’être ensemble puisqu’à deux on est moins seuls. Et si c’est pas sûr qu’on s’aime, je veut croire que peut-être, parce que c’est bon d’y croire un peu. Que même si je veux plus y croire, parce que ça fait trop mal, ça doit bien exister puisque tout le monde en parle… puisque tout le monde en parle, puisque tout le monde en parle,…
Mon front sur la vitre fait jouer un tambour. Le roulement du tambour scande les rails, le ronron du train me berce. Il a à peine dix-huit ans. Moi aussi. On se rencontre à l’université. On étudie tous les deux la philosophie. Assis dans l’amphithéâtre, l’espace résonne, se gonfle de mots, les regards se perdent, se vident. Nos yeux se croisent. On mange ensemble le midi. On refait le monde…vous verrez ce sera bien. On se parle. Plus on se parle, plus on se connaît, plus on se connaît et plus on se parle. Il a à peine dix-huit ans. Moi aussi. On se rencontre à l’université. Le restaurant universitaire est un grand palais aux fenêtres immenses, aux couleurs vives. On décide d’emménager ensemble. On cherche un studio, on en trouve un bien qui donne sur les toits. On est les rois du monde. Elle est belle la ville et ses lumières. Si on veut, on la découpe en tableaux. Le fleuve roule au rythme des horloges. Leurs cadrans lunaires sonnent les temps qui se gâtent. On refait le monde…vous verrez ce sera bien. On fait l’amour au cinquième étage sans ascenseur. Il a à peine dix-huit ans. Moi aussi. Dans l’appartement ça sent le tabac, les pâtes au ketchup et le gel-douche à la vanille. On rit, on crie, on pleure, on se sourit. Et on parle de lui. On parle de moi. On se dit souvent qu'on aura une maison, avec des tas de fenêtres, avec presque pas de murs, et qu'on vivra dedans, et qu'il fera bon d’y être, et que si c'est pas sûr, c'est quand même peut-être… On parle de nous. On est les rois du monde. On se marie, en avril. Tout est blanc comme en hiver : les nappes, les dragées, les colombes, les roses, les dents du maire, les grains de riz qui pleuvent, le ciel,… tout est de givre mais il fait bon. Ma robe s’ouvre en un large décolleté, il plonge, on se noie. On est splendides. On est jeunes et intelligents, et on a pleins de choses à se dire parce qu’on est brillants et sagaces, parce qu’on veut vivre. On chante les chansons de Renaud en se brossant les dents. On danse la valse au milieu les bulles de dentifrices qui éclatent en feux d’artifices autour de nous. On est les rois du monde. On a des enfants, des têtes blondes à qui on achète des guimauves et des barbes-à-papa sur les fêtes foraines. Il m’appelle sa chouquette à la crème. On croque ensemble dans une pomme d’amour. On part en vacances à la plage : l’aînée joue dans les vagues, le benjamin bâtit des forteresses de sable que la mer lèche quand elle monte. On court à toute vitesse dans les gerbes salines. On est heureux. On est parents. On a de beaux enfants, vifs, espiègles,… On est ensemble. Peut-être bien qu’on s’aime, non ? C’est le matin de Noël, dehors il a gelé. Tout est pâle comme une prairie d’œufs en neige. Sur le rebord de la cheminée, Gaspar, Melchior et Balthazar cernent l’enfant prodige. Les enfants dorment, on descend les cadeaux. On les dispose autour du sapin qui clignote. Le père Noel passe. En attendant on fait l’amour. C’est bien. On a un peu bu, comme un soir de Noel. On est comme deux Inuits sous l’igloo des couvertures. J’écarte les draps pour me lever ouvrir la fenêtre. Dehors le ciel est clair, il y a un beau soleil bleu. Je descends les escaliers, mais il n’y a plus personne. Le salon est vide. Pas de cadeaux, pas de sapin. Santa Claus ressemble à un clochard ivre. Un rictus sadique fend sa barbe sale. Jésus crie. Je crie aussi. J’ai peur. Je cours dans les escaliers. Les marchent s’enfuient. Je tombe. Il y a une échelle après l’escalier, je m’y agrippe. Je me hisse comme un plongeur en apnée remonte vers la surface. Je suis prise dans une tempête qui me ballote comme un tee-shirt dans une machine à laver. Une vague me jette sur la plage. J’approche une conque de mon oreille et… Je suis dans la chambre, je plonge dans les draps du lit, ils m’engloutissent. Je l’appelle mais il ne répond pas. Au fond du lit il y a une fenêtre : un jardin glacé baigne dans une lumière aqueuse, je me noie dans l’océan céleste. Je me débats, je coule, comme on s’asphyxie dans ses larmes. Je m’étrangle de sanglots. Je cherche une échelle. Je trouve une corde. La corde se meut en un serpent qui me bâillonne. Je manque d’air, je sens mes poumons imploser. Le serpent me suspend à un arbre. L’arbre a des pommes. Les fruits tombent et m’assomment. On récolte ce que l’on s’aime.
J’étouffe, je me réveille le souffle court. Des larmes roulent sur mes joues, elles narguent la pluie et glissent se perdre dans mon cou. A force de vouloir ne pas être amoureuse, j’ai oublié de rêver. Pas être amoureuse, parce que c’est ridicule d’aimer, parce-que ça ne dure pas, parce-que ça fait si mal,…J’ai oublié. De rêver un instant, pour voir, pour y croire, pour me dire que peut-être tout n’est pas perdu. De rêver de nous, de ce que j’aurais pu rêver si j’avais eu le courage de me dire que je l’aime… puisque tout le monde en rêve. De l’autre côté de la vitre, ses lèvres articulent dans le vent : « Tu vas me manquer ! ». Je souris faiblement. Il ne s’imagine pas tout ce qu’on va manquer. Le vent emporte ce que l’on s’aime.
| |
|
|
|
|
|
|
|
her name is leona
26/08/2007 18:11
Je me suis toujours sentie seule, loin des autres... « En marge », disent mes parents. A la clinique, c’était un peu différent, je me sentais moins seule car tout le monde autour de moi évoluait indépendamment les uns des autres, dans une passive solitude qui rendait ma particularité moins difficile à supporter. A la maison, je suis seule. Mes parents ne m’aiment pas, ils ne m’embrassent jamais. Les autres font des câlins à leurs parents ; les miens sont distants. Parfois j’ai l’impression de ne pas exister. A l’école, c’est pire. On m’évite, on me rejette. Maman dit que c’est parce que les autres sont jaloux, que je suis plus belle et plus intelligente qu’eux. Mais ça m’est égal ce qu’ils pensent : je sens bien que je ne suis pas comme eux.
J’ai eu beaucoup d’amis imaginaires, mais ils m’ont vite ennuyé. C’est bête les amis, et on ne peut jamais compter sur eux. Ca rend triste de perdre un ami, alors c’est aussi bien de rester seul. Pour passer le temps, je lis des livres, je dessine aussi, je lis des histoires d’enfants perdus, de naufragés et de déserteurs, pour apaiser ma solitude. J’esquisse des îles désertes et des planètes vierges où je pourrai vivre tranquille. Ma préférée, je l’ai appelée Nowhere : ça veut dire nulle part en anglais. J’aime bien : ça sonne comme polaire, désert, hémisphère : ça m’évoque le vide, la plénitude, à la fois le froid des contrées glaciaires et l’accablante chaleur solaire. C’est pur ; ça respire,… Nowhere.
***
On l’a toujours trouvée bizarre avec les copains. Il n’y à qu’à voir son prénom : « Léona » : c’est même pas dans le calendrier. Quand je lui ai demandé, elle m’a répondu qu’on la fêtait le jour de la Saint Léon. Alors pour sa fête j’avais apporté des bonbons. Elle m’a souri gentiment, mais par politesse je crois : je n’ai pas eu l’impression que je lui aie fait tant plaisir. J’ai essayé de lui parler plusieurs fois. Elle est vraiment pas normale. Dans la classe tous les garçons sont amoureux d’elle mais elle ne s’intéresse à personne. Les filles sont méchantes avec elle, elles sont jalouses comme pas possible. Je suis triste pour elle. Elle m’intrigue. Je voudrais être son ami pour savoir ce qui se passe dans sa tête. Mais elle n’a pas besoin de moi. Elle n’a besoin de personne. Alors je l’observe, je l’épie. Je lui invente des histoires abracadabrantes : elle est si mystérieuse. Pour moi, elle est la princesse héritière d’un royaume perdu, ses parents seraient des tyrans qui l’auraient chassée du royaume pour régner éternellement. Mais quand je lui ai demandé ce que faisaient ses parents, elle m’a répondu : « Ils sont dans la recherche ». Je n’ai pas bien compris.
***
Aujourd’hui quand je suis rentrée de l’école, il s’est passé quelque chose d’étrange. Quelque chose de pas si extraordinaire en fait. Je suis allée à la douche, et c’est là, dans l’eau, il y avait ce filet de sang. J’ai appelé Maman. Il y en avait de plus en plus. Quand elle a vu ça, elle a éclaté en sanglots, elle m’a serré très fort en me rassurant : « c’est rien, ce sont tes premières règles ». Elle m’a sorti une serviette hygiénique et elle est allée voir Papa en pleurant. Je l’entendait larmoyer, je pouvais percevoir dans ses pleurs un mélange de tristesse, de désespoir… et de jubilation. Mon père a essayé de la calmer, puis il s’est mis à pleurer lui aussi Je n’y comprenais rien. J’ai retrouvé mes géniteurs dans le canapé du salon, les yeux enflés et rougis, un sourire béat aux lèvres.
- Léona, tu es une grande fille maintenant, on va prendre rendez-vous chez le médecin pour un examen de routine, vérifier ta croissance, … tout ça… »
Un peu surprise, je les ai laissés à leurs états d’âme et suis partie dans ma chambre dessiner. Inconsciemment, je me suis mise à dessiner les contours de Nowhere. Ils étaient plus distincts dans mon esprit, plus précis sur ma feuille. Ma main était de plus en plus rapide, courait sur le papier. Je me suis finalement endormie sur mon bureau, exténuée.
***
Léona n’était pas en classe aujourd’hui. Elle qui ne tombe jamais malade. Ca jasait dans tout la salle ; les filles profitaient de l’absence de leur rivale pour venir nous parler. J’étais un peu inquiet. Ca pouvait être grave. La maîtresse nous a rassurés quand Benoît a eu le courage de demander ce qu’avait Léona. Elle serait certainement de retour demain.
Mais le lendemain, la chaise de Léona demeurait vide. La maîtresse nous a dit que les parents de Léona avaient appelé et qu’ils prenaient un congé d’une semaine pour des raisons familiales. Il y en a qui ont de la chance de prendre des vacances comme ça !
***
Autour de moi tout est blanc et propre. Ca me rappelle quand j’étais petite. La bonne odeur de la clinique, le rythme des cardiogrammes, et cette clarté aveuglante du sur-aseptisé. Maman m’a expliqué que les médecins avaient décelé chez moi une particularité et que j’allais faire quelques tests. J’ai d’abord vu un psychiatre avec qui j’ai longuement discuté. Je lui ai parlé de ma solitude, de ma différence, du désintérêt de mes parents à mon égard, de leur réaction lors de la venue de mes menstruations. Puis il m’a demandé de dessiner ce qui me passait par la tête. J’ai dessiné Nowhere, avec moi dessus. Et puis j’ai écrit la date 1349557h Dudrea IX. Il m’a demandé ce que c’était. J’ai relu. J’ai dit que je ne savais pas. Nous étions le 10 janvier 2034.
***
Dossier 1023 D2, daté du 2 novembre 2011
Notes : Suite aux prélèvements effectués lors de l’expédition de mars 2011 sur Venus, les analyses ont permis de déceler la présence de matière organique parmi les minéraux. Les scientifiques responsables du clonage et des manipulations génétiques vont être prochainement chargés de la mise en œuvre d’u protocole expérimental testé sur la souris, la tortue, le cochon d’inde et le singe, afin de déterminer un développement possible de ces fragments génétiques sur des espèces d’êtres vivants.
Le professeur Broussaud
Notes : le 4 juillet 2021.
Les tentatives de transposition du fragment sur différents supports génétiques ont échoué. Cependant les résultats obtenus avec le singe sont encourageants. Avec l’accord du professeur, nous allons tenter de mettre en place une dernière expérimentation.
M. et Mme Baudoin
Spécialisés en clonage et bio-génétique
***
Acte de naissance
NOM : BAUDOIN
Prénom : Léona
Sexe : féminin
Date et lieu de naissance : le 13 février 2023 à Paris
***
Ce soir Maman est venue me voir. Cette fois-ci elle n’a pas pleuré. Elle m’a d’abord dit que j’allais devoir rester un moment, comme lorsque j’étais petite, que petite j’avais eu des problèmes de santé et que les médecins craignaient qu’ils surviennent à l’adolescence. Puis elle s’est arrêté un moment, elle m’a longuement regardé, puis elle a repris : - « Quand ton père et moi étions jeunes, nous travaillions sur le perfectionnement des méthodes de clonage. À la même époque, des astrophysiciens ont découvert des traces d’une vie lointaine sur Vénus. On nous a chargés de ressusciter des fragments de gènes au travers d’une espèce vivante. Il n’y a que sur l’être humain que ça a fonctionné, … » Au début je ne comprenais pas du tout. Puis le puzzle s’est progressivement agencé dans ma tête. J’étais donc radicalement différente des autres, profondément et biologiquement seule. Alors j’ai demandé : -« Tu crois qu’il reste du monde, là-bas ?. – Peut-être, qui sait ? Maintenant que tu es là ! Après tout, les humains ne sont plus tout à fait seuls désormais, dans cet immense univers… »
***
Chère Leona,
Voilà maintenant un mois qu’on ne te voit plus à l’école. Les autres disent que tu as déménagé. Moi je crois que tu en avais marre de nous et que tu es partie. Tu dois être bien mieux maintenant que tu es seule. C’est dommage, j’aurais tant voulu apprendre à te connaître. La maîtresse m’a donné ton adresse, j’espère que tu y es toujours.
Ton ami, Martin
***
Cher Martin,
Rassure-toi je vais bien. Ne t’en fais pas pour moi, mais je pense que je ne retournerais pas à l’école, je passe beaucoup de temps à passer des examens. Passe me voir si tu veux…
« I feel pretty alone »
Leona
| |
|
|
|
|
|
|
|
les accroche-coeur
26/08/2007 18:09
Quand la nuit tombe, on peut distinguer au loin un nuage de lumière diffuse, comme une vapeur halogène... Dans l’obscurité, cette vague auréole de milliers de points étincelants, indissociables en son centre, se disperse à mesure progressivement. Du ciel, ces milliers d'étoiles qui forment la constellation des continents, ce sont des villes, qu'elles soient métropoles ou modestes villages elles sont là, et tous ces astres vivent et brûlent, selon un même métabolisme. Cet agglomérat de petites cellules finit alors par former ce grand corps qu'est la planète. Universal pictures present.
Au premier abord, toutes les villes se ressemblent, elles sont animées d'une même vigueur, celle des hommes qui l'habitent, la sillonnent, la traversent,... Et partout l'effusion de son centre va rejeter ses déjections à la périphérie, dans les quartiers alentours, où l'on relègue à d'autres le soin de les dégrader. Les lumières de la ville. Une ville c'est une flamme, une flamme qui réchauffe, qui fait vivre, qui consume,... Et de cette combustion naît à la fois une source d’énergie formidable et ce qui reste de ce feu vigoureux et ravageur: des cendres que l'on voudrait ignorer. Chaque ville est un estomac, qui ingère et digère. Le ventre de Paris tordant son hypogastre de toutes les sinuosités qui le forment. De cette digestion résulte deux phases: le distillat, ce corps pur que l'on nomme la haute société, l'élite; et d'un autre côté, les excréments, tout ce dont on n’a pas voulu, tous ceux qui devront supporter les conséquences de cette fabuleuse machinerie.
Ces oeuvres titanesques font des architectes de véritables esthètes du paysage urbain. Leurs bâtisses d'un autre temps, fruits d'un lointain héritage, ou bien leurs édifices contemporains, modernes, novateurs, étonnants, autant de bras tendus vers le ciel qui défient parfois les lois de la physique et nous donnent le vertige. Des monstres de béton et d’acier qui nous placent entre ciel et terre et nous invitent à voir les choses sous un autre angle. Comme derrière une lentille, une contre plongée, une vue du ciel, un panorama, une vue d’ensemble,… Des axes de communication, des avenues, des ruelles,... Ces artères et ces veines qui brassent péniblement des marées humaines et automobiles qui circulent sans relâche. Ainsi ce cœur citadin pompe inlassablement cette hémoglobine, cette lymphe, cette sève qui abreuvent l’insatiable cité. Et puis il y a des squares, des parcs, des espaces verts où se ressourcer, se couper quelques instants de l’agitation ambiante. Des capsules d'oxygène, les bronchioles de ce gigantesque poumon toujours un peu cancéreux ; comme gangrené par la souillure de l'afflux de voitures et leurs pots d'échappement, les émanations de sites industriels, les fumées d'usines, les fours des restaurants, les bouffées de tabacs, et tous ces souffles, par centaines, par milliers, qui respirent. Ces paires de poumons, ces cœurs qui battent ensemble dans cette même ville. Ces cœurs qui se croisent, s'entrechoquent, se rencontrent, se séparent. Ces cœurs qui s'aiment, dans toutes les villes du monde.
Toutes les villes se ressemblent: au centre, le quartier des affaires, les agences immobilières, les banques, les médecins spécialisés, les cabinets d'avocats, les boutiques de luxe, les grands appartements : ceux dont on essaie seulement d'imaginer l'intérieur quand on passe au bas du balcon. Les antiquaires, la boulangerie, la poissonnerie, l'épicier, la poste,... Ces commerces que l'on retrouve partout. A la périphérie on trouve les centres scolaires, les complexes sportifs, les barres d'immeubles, les agences d'intérim,... Et puis plus loin encore, on ne veut plus trop savoir, d’ailleurs on se l’imagine mal puisqu'on ne s'y rend jamais. On passe devant rapidement : on sait qu'il y a des ponts, des squattes, des terrains vagues,... Tant d'images un peu floues qu'on nous montre à la télé pour nous convaincre qu’on n’a vraiment pas de quoi se plaindre!
Et ces disparités sont cristallisées à merveille puisque dans quelque lieu que l'on soit, n'importe qui ne rencontre pas n'importe qui: malgré nous, nous empruntons toujours les mêmes itinéraires, pour aller aux mêmes endroits, rencontrer des gens qui nous ressemblent. La ville c'est ça : une grossière étoffe de gens qui se croisent, se recroisent, tels une multitude de fils de vies qui parfois s'attachent, se nouent et forment d'autres fils qui tricoteront à leur tour le maillage d’un tissu solide et douillet. Mais parfois le maillage se relâche, les deux fils se distendent, le nœud se rompt. Paradoxalement, ce sont les nœuds marins, qui tiennent bon quoiqu’il arrive, qui finissent par prendre le large… Dans le port d’Amsterdam.
Une ville, un nombre incalculable de lieux de rencontre, d'occasions pour créer des liens, pour apprendre à mieux se connaître, pour partager de bons moments, des émotions. Je demeurai longtemps errant dans Césarée.
Toutes les villes sont pareilles. Alors pourquoi s'attache-t-on davantage à une ville qu'à une autre? Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. On ne se souvient pas d'une ville où l'on est allé seul. On se souvient d'une ville quand on a pu sentir son cœur y résonner. On se rappelle la ville qui nous a vu grandir. On se remémore l'école, la maîtresse, les copains, le trajet du retour, le marché du dimanche... On se souvient des personnes qui nous auront marqué, de la chute du haut du toboggan du jardin d'enfant et du gros pansement de l'infirmière, du premier baiser derrière l'arbre au coin de la rue avec Juliette,... On se souvient des personnes qu'on aime, avec qui on a passé du temps ici et là, dans cette ville. Cette ville qu'on a appris à aimer en aimant ceux qui l’auront partagée avec nous, et à laquelle on se sent attaché parce qu'elle est pleine de cette chaleur et de cette vie, ces milliers de vies, et tous ces cœurs qui battent ensemble, dans cette ville, cet accroche cœur.
Une ville c'est autant de scénarios qui se déroulent en même temps sous nos yeux. Si l'on prend la peine d'observer un instant, le spectacle de la ville prend place à chaque seconde devant nous - vingt-quatre images seconde, on ne les voit même pas - il y a des enfants qui jouent, qui se disputent, qui s’époumonent, qui ont une histoire, un chez eux, un jardin secret, des rêves,... Ce sont des chevaliers servants, des princesses, des pirates, des chercheurs d'or, des cow-boys et des indiens, des enfants abandonnés ; ce sont des cosmonautes, des explorateurs, des méchantes sorcières, des agents secrets. Ils nous offrent en direct une projection de notre enfance, la magie de Cendrillon, Lucky Luke, Hercule, Blanche-neige, Robin des Bois, la petite sirène, Superman, Ali Baba, Star Wars,... Ils sont les héros qui nous fascinent et nous dépassent, nous qui avons fini de rêver.
Puis on regarde les adolescents, les victimes de cet âge excessif d'idées noires et d'idéaux. Ces jeunes pas très sûrs d'eux, aux regards fuyants et tristes, à la démarche un peu gauche de leurs corps torturés. Ce sont eux dans Thirteen, Sweet Sixteen, Elephant, Les lois de l'attraction, Shanghai Dream, Blue Gate Crossing, Bloody Sunday, Good Bye Lenin, Virgin Suicides,…Ils sont le temps d'une mauvaise passe, celui dont on est le plus nostalgique, parce qu'on y perd notre insouciance. Passé ce mal-être et ses tourmentes, revient le temps des espoirs, des projets, de l'avenir : l'Auberge espagnole, Jeux d'enfants, Amélie Poulain, où l'on est à la fois réaliste et un peu fleur bleue. Enfin vient l’âge de la remise en question. A la petite semaine, Bridget Jones, La vie rêvée des anges, Au secours j’ai trente ans, Embrassez qui vous voudrez, Broken Flowers, le Couperet, Selon Charlie, Closer, 2046…tant d’autres, et autant de questions : vais-je finir vieille fille ou homosexuelle ? Ai-je fait les bons choix ? Suis-je un bon père ? Mon boulot me plait-il ? Suis-je toujours désirable ? L’homme avec lequel je vis m’aime-t-il toujours, est-ce que je l’aime toujours ? Ne faudrait-il pas tout reprendre à zéro tant qu’il est encore temps ? Qu’est-ce que le bonheur? Et c’est comme ça partout : dans l’Amérique libérée et décadente, dans l’Europe chancelante, dans l’Asie réprimée,… A Toronto, New-York, Mexico, Sao Paulo, Berlin, Londres, Paris, Madrid, Le Caire, Bombay, Shanghai, Tokyo, Sydney,… Partout, dans toutes les villes du monde.
Ça fait deux ans maintenant que je commence à bien connaître Nantes. Elle me surprend chaque jour: un détail que je n’avais pas noté, un coin de verdure dissimulé par de hauts murs, si bien que personne ou presque n'a idée de s'y rendre ; une boutique étonnante, un monument devant lequel on passe sans le remarquer ...Cette ville que j'aime, que j'ai apprivoisée à mesure que j’y ai appris à connaître certaines personnes ; en découvrant ses musées, ses parcs, ses rues, ses beaux quartiers et les mendiants au sortir des supérettes qui demandent juste une petite pièce. Assis par terre, les yeux perdus entre le ciel et l’asphalte, ils prêchent la charité des bonnes gens. Juste une petite pièce. A quelques pas, dans des demeures insoupçonnées, ce ne sont pas les pièces qui manquent: deux voire trois étages aux murs qui plafonnent à trois mètres. Ces deux facettes antagonistes de la ville sont différemment fascinantes : quand l'une émeut, l'autre écœure, et le vertige de ce fossé aux rives si proches procure une vague nausée, un malaise incurable.
Il faudrait que je puisse vous raconter son histoire, du moins en partie: Nantes comme je la vois, comme elle sait me séduire, comme je l’aime. Il s'agirait d'imaginer une fiction, dans Nantes, vue à travers les yeux d'une jeune fille, qui me ressemblerait un peu. Il faudrait qu'elle soit un peu plus âgée, pour ne pas faire dans la chronique lycéenne. Elle ne serait jamais venue à Nantes auparavant, ou plus petite, et elle n'aurait retenu que les clichés qu'on en donne: le château des Ducs de Bretagne, la cathédrale,... Elle aurait dix-huit ans, elle aurait eu son bac avec mention et viendrait à Nantes pour faire ses études. Elle se serait trouvé une chambre à proximité du site universitaire. Le scénario serait celui de tout bon film qui veut peindre une tranche de vie, un court métrage sur l'appréhension ressentie face à l'inconnu, la découverte progressive d'un lieu nouveau, de ses recoins, de ses charmes et de ses défauts, une rencontre: la naissance d'une amitié, d'un amour, d'une passion; l'attachement pour cette ville, puis l'enracinement ou le départ. Combien d'entre nous pourront se reconnaître au long de ce scénario ?
Elle arrive, elle ne connaît personne dans cette ville. Tous ses amis sont partis poursuivre leurs études sur Paris, quelques autres à Lille, Bordeaux, Rennes,... Elle n'est jamais venue, ou peut-être une fois, de passage à Nantes sur un retour de vacances. Elle se souvient avoir pique-niqué près d'un grand château, avant de faire un tour dans cette immense église. Elle est dans le train. Elle réfléchit en regardant par la fenêtre du TGV. A côté d'elle il y a une vieille dame qui s'est endormie sur son tricot. Elle la regarde et sourit d'un air attendri. Panoramique du paysage extérieur : il fait beau dehors, la silhouette de Nantes se détache au dessus du fleuve, au dessus duquel passe le train, on aperçoit les barres d'immeubles du quartier de Malakoff, au loin la tour Bretagne, quelques clochers,... Le train arrive en gare. Les gares, c'est encore pire que les villes: Toutes semblables, construites sur un même schéma avec les mêmes guichets, le même tableau d'arrivée des trains, les mêmes kiosques à journaux, les mêmes cafés: la Mie câline, la Brioche dorée, Paul,... Les mêmes protagonistes : les jeunes cadres trop pressés en costard gris, les retardataires qui courent le long du quai pour attraper leur train, les baroudeurs avec leurs énormes sacs à dos crasseux, les familles prêtes à partir en vacances, avec toutes les valises, la glacière, le bob et la crème solaire, les mécontents qui hurlent après l'agent SNCF même si le pauvre homme n'y est pour rien: le train a une panne, ce sont des choses qui arrivent,... les amoureux qui s'étreignent aux retrouvailles, les amoureux qui pleurent quand il est l'heure de monter dans la voiture puisque le train va partir. Loin. Vers une autre ville. Et on regarde le paysage défiler sans plus le voir. On pense à elle, à lui, à ces moments passés à Nantes.
Elle ne sait trop quoi penser, personne ne l'attend à Nantes. Elle profite des congés scolaires pour venir en reconnaissance dans la ville. C'est la mi-juillet, il est à peine onze heures. « Mesdames et messieurs dans quelques minutes le train arrivera en gare de Nantes, son terminus. Nous espérons que vous avez passé un bon voyage en notre compagnie et vous souhaitons une agréable journée. » Dans le compartiment, les gens commencent à se lever pour saisir leur bagage et s'entasser dans l'allée en direction de la sortie. Elle reste assise. Elle n'est pas pressée. Elle descend sur le quai, tout tourne autour d'elle, on la sens spectatrice de l'agitation alentour, étrangère, conquérante. Point de vue, légèrement saccadé, de notre personnage: un quai de gare : panoramique classique. Elle prend la direction « Sortie sud », pour fuir la marée humaine qui se hâte en direction du tram, et même si à la sortie Nord il y a le jardin des plantes, c'est plus tranquille de ce côté quand on longe la ligne ferroviaire jusqu'à la tour LU, pour ensuite prendre le pont qui enjambe les rails, et se retrouver face au château. C'est en prenant cet itinéraire qu’elle aperçoit des gens assis à la terrasse d'un café en bordure d'eau. L’accès Sud de la gare donne directement sur l'extrémité d'un port où l'on trouve quelques péniches et autres bateaux de plaisance. Le lieu l'attire. Elle décide d'y prendre un café. Travelling : on la voit marcher de loin, en bordure du pont : contre plongée, le paysage s’étend autour d’elle : l’eau au dessous, derrière le ciel, la gare ; le bruit cadencé d’un train sur les rails, malvenu. Le Lieu Unique, anciennement l'usine de biscuits LU, devenu un complexe d’art contemporain, est ainsi très prisé des artistes et des gens un peu originaux ou étudiants en art, design, architecture,... Elle entre. Plan d’ensemble du décor intérieur : moderne, à la fois pop et recyclé, une sorte de chantier acidulé. Il est assis à une table, avec deux amis. Ils rient, ils prennent un air sérieux, puis paraissent plus détendus. Ils parlent de monter une affaire : un bar expo dans le centre ville, près de Graslin peut-être. Une place pour les rêves met les rêves à leur place ! Ralenti : plan rapproché sur le groupe puis plan serré sur l’un d’eux, on les voit se mouvoir, sans pouvoir distinguer leur paroles. Vient l'heure de se quitter : ils se saluent et partent. Lui, est resté. De son côté, elle a sélectionné quelques programmes et prospectus à la boutique. Elle revient au bar pour l'addition. Il l’apostrophe :
- Mon train part dans trois quarts d'heure: je vous offre un verre?
Il sourit, la regarde. Elle se sent flattée. Malgré elle, elle rougit un peu.
- Avec plaisir. J’arrive tout juste de la gare. Moi c'est Noémie et vous?
- Antoine, on se tutoie.
Galant il tire une chaise, elle s'y installe, puis ils se présentent : ce qui les amène à Nantes, d’où ils viennent, où ils vivaient autrefois,... Ces autres villes, un peu fades, un peu dépassées: Nantes est tellement plus agréable, plus séduisante,... Ils parlent de leurs vies, de leurs parcours. Et puis parfois de n'importe quoi, parce-que tout s'embrouille,… Ils sont confus, ils rient. Quoi de plus candide et ridicule qu'un amour naissant ? Ils ne le savent pas encore. Son train va arriver, ils échangent leurs coordonnées, ils se reverront demain: il lui a promis de lui faire découvrir la ville. Cette ville où il a pour dessein de construire sa vie, fonder un foyer,…cette ville dont il est amoureux. D’ailleurs le fait d'avoir rencontré Noémie n'est-il pas une preuve que c'est la plus belle ville au monde?
Elle marche seule dans la ville, tout lui semble tellement plus beau. Le château des Ducs, le quartier Bouffay avec ses multiples restaurant, qu'on veuille manger breton, italien, thaïlandais, chinois, japonais, turc, indien, grec,... Travelling le long des ruelles : on entrevoit l’intérieur des boutiques : des épiciers métisses, asiatiques, blacks, musulmans,… ils sont avec leur famille, ils vivent là, ils la regarde parfois passer : la caméra capte leurs regards> très gros plan. Elle parcourt ces dédales aux odeurs épicées, aux devantures contrastées, elle s'enivre des couleurs, des voix, des visages parfois, derrière un comptoir ou à une table. Passée l'Eglise Sainte Croix elle débouche rue Decré où l’on trouve les fameuses Galeries Lafayette. Mais il fait trop beau pour aller s'enfermer dans un centre commercial. Point de vue de Noémie : on lui tend des prospectus, on l’invite à répondre à une enquête ; des jeunes avec leurs chiens, un groupe de copines aux bras chargés de sacs ; les gens qui font la queue à la Grignotine pour s’acheter un sandwich ou un pain au chocolat. « Ding, ding » un tram arrive. Elle poursuit son chemin. Place du cirque, Commerce, Graslin, Cours Cambronne, le muséum d'Histoire naturelle, le musée Dobrée,...
Le lendemain elle va retrouver Antoine. Elle trépigne, elle est un peu angoissée. Lui pense à elle depuis la veille : dans le train à travers la vitre, il s'efforçait à se rappeler son visage, ses yeux, son sourire : « Demain il faudrait la surprendre. »
Plans larges : la place du Commerce, le fleuriste, le cinéma, le MacDonald, le Kebab, la baraque à frite panini, les cafés,…la FNAC, elle assise sur les marches, le visage dans les mains, les coudes dans les genoux. Elle est arrivée en avance. Il avance vers elle d'un pas sûr, conquérant. Ils s’étaient donné rendez-vous devant la FNAC. En l'attendant elle est allée chercher le programme du Gaumont juste à côté. Rien de bien terrible ce mois-ci, beaucoup de films estivaux : Camping entre autres. Cela lui permit d'engager la conversation. Elle agite mollement son programme avec un air dépité.
- Il ne passe pas grand chose d'intéressant cette semaine
- Oh, ne t'en fais pas, on ira prendre celui du Katorza: il passe les films en VO.
Pour commencer, il l'emmène au passage Pommeray. L'endroit lui rappelle quelque chose. Intermède: on peut reconnaître une scène de Lola, extraite du film de Jacques Demy, où l’héroine gravit les marches de l'escalier de bois. Raccord de Lola à l'image de Noémie, éblouie devant les statues et la voûte travaillée du passage.
Plans successifs, larges puis rapprochés voire serrés : ils sont place Graslin, face au théâtre, assis à la terrasse du prestigieux café La Cigale ; ils pique-niquent à l'île de Versailles dans l'atmosphère apaisante du jardin japonais ; ils marchent le long de la promenade qui borde les eaux de l'Erdre ; ils font la tournée des bars ; ils sont au parc de Procé : ils observent les couples qui y viennent avec leurs enfants le mercredi ou le dimanche après-midi ; ils sont au cinéma ; ils se rendent à des expositions ; ils partagent leur goûts, leurs points de vue, soulignent leurs différences ; ils s'achètent une glace à la Fraiseraie, la rue est pleine de musique, un accordéon, une flûte irlandaise, un harmonica, une bombarde, une guitare, et toujours ce béret, cette casquette, ce verre en plastique, cette petite boîte rouillée devant, tendus vers le ciel. Il jette une pièce, elle l'imite. Ils aiment ces airs de guinguette, ils se croient dans Amélie Poulain,. Ils sont au cœur d'un film dont ils sont les acteurs. Ils jouent, ils plaisantent, ils se taquinent. Ils sont de plus en plus complices, de plus en plus proches. Il l'emmène voir la Cathédrale, le Jardin des Plantes, le Musée des beaux arts. Il l'emmène déjeuner dans un restaurant à l’atmosphère joviale. Panoramique de la salle : ambiance taverne bretonne, murs de pierre grise, grosses poutres ébréchées au plafond, plan serré sur la serveuse bien en chair, enveloppée d’un tablier blanc et aux cheveux repliés. Ils prennent une table pour deux dans un coin de la salle, ils examinent le menu et font leur commande. Fondus enchaînés : on voit les assiettes arriver, se vider progressivement, gros plan sur leurs visages épanouis, leurs yeux rieurs, leurs mains qui se frôlent sur la nappe vichy. Arrive le dessert. Le téléphone d’Antoine sonne. Il s’excuse, se lève et sort pour ne pas déranger. On la voit qui l’attend, bienheureuse : sa plénitude est manifeste, mais elle semble un peu inquiète : elle triture machinalement sa serviette. Il revient, le visage décomposé, les yeux dans la vide. Il s’assoit l’air grave.
- J’ai une mauvaise nouvelle.
Il vient d’être contacté à propos d’une offre d’emploi pour laquelle il avait postulé quelques mois auparavant. La personne qui occupait le poste venait d’avoir un grave accident. Il était appelé d’urgence pour prendre sa place, ou ce serait quelqu’un d’autre.
- C’est une grosse opportunité : je ne peux pas laisser passer ça.
- …
- …
- C’est loin ?
- Strasbourg. Je suis attendu demain.
Silence. Déception. Travelling optique arrière, en accéléré: leurs visages, eux assis à leur table, la salle du restaurant, le restaurant vu de l’extérieur, la ruelle du quartier Bouffay, le quartier centre de Nantes, plan d’ensemble –vue du ciel- de la ville, à nouveau zoom –progressif- sur la gare, les escaliers qui descendent vers les accès aux quais, le quai, la porte du train, l’intérieur du compartiment, lui assis sur son siège, il regarde par la fenêtre. Il est serein. De sa paisible tristesse il la regarde à travers le plexiglas. Plan serré sur Antoine puis point de vue d’Antoine. De l’autre côté de la vitre, elle est là sur le quai, si proche, l’air hagard. Elle veut pouvoir le regarder jusqu’à ce que le train démarre, pour poser la main sur la vitre et marcher tant que le wagon n’aura pas pris trop de vitesse. Au départ du train, plan d’ensemble du quai : on voit Noémie plantée devant la fenêtre du compartiment : Antoine, ils se regardent avec mélancolie. Point de vue de Noémie : on voit Antoine s’éloigner. Le train est déjà loin. Elle demeure inerte. En face, elle peut désormais apercevoir l’autre côté de la voie. Sensation de vide. Flou sur le plan d’ensemble. Noir.
Les histoires d'amour finissent mal de toutes façons, alors autant abréger. Et puis qu'importe la vie de Noémie ou d'Antoine. Qu'importent leur histoire, la nôtre, puisqu'en fin de compte elles se ressemblent toutes un peu. Les mêmes lieux, les mêmes gens qu'on croise sans en avoir conscience,... Des univers antagonistes qui sont si proches malgré eux. Cette abondance qui nous fascine, ces contrastes qui nous indisposent, ces inégalités qui nous choquent, cette misère qui nous blesse. Tant de contradictions dans un espace où fourmillent ces êtres humains, ces cœurs de pierre, ces cœurs perdus, ces cœurs brisés. Et puis tant de moments simples, banals, essentiels : un air de musique, une plume en suspension dans le ciel, une vieille dame qui rit, un regard, une attention. Ces moments qui nous font vibrer même s’ils n’ont rien d’extraordinaire. A chacun sa vie, son histoire, ses soucis, nous vivons tous une histoire d'amour, la même histoire d'amour. Nantes. Advienne que pourra, si toutes les histoires d'amour finissent mal, je vivrai sous tes ponts, affamée, transie; je dormirai sur tes bancs sales, tagués, durs et froids; je me noierai dans le caniveau, pour épouser tes entrailles,... Je referai le film de ton apogée et de ta décadence, je serai excessive, puisque tout l'est. Des vastes logis de ta jeunesse dorée aux squattes délabrés et insalubres de tes banlieues.
Nantes je t’aime.
| |
|
|
|
|
|
|
|
cosmétique du dernier plan
26/08/2007 18:02
Il y a six ans, cette folle idée a germé dans ma tête pour ne plus me quitter, jusqu'à se concrétiser tout de bon! Et dire que le tournage n’a commencé que depuis deux mois... Deux mois de galère avec un temps typiquement breton, à travailler avec une équipe passive, que la grisaille et l'humidité accablaient. Je devrais être le plus heureux des hommes puisque j'ai la chance de vivre ce que j'ai toujours souhaité plus fort que tout. A vrai dire, je traîne cet engouement pour le cinéma depuis l’adolescence. A l’époque je voulais être caméraman, et puis, à vingt ans, l'âge de tous les idéaux, l’envie m’a pris de faire mon propre film, mon œuvre à moi, personnelle, mais qui puisse également toucher chacun de nous en ayant alors une portée plus large… Je commençai lentement à élaborer un scénario... Mon scénario.
J'avais déjà eu quelques expériences cinématographiques alors que je m'initiais à l'art du son et de l'image avec la caméra familiale, pour meubler les vacances. Mais là, c’était différent. Après mon bac, j’ai dû concilier études et petits boulots afin de commencer à économiser en vue d'acheter ou louer du matériel performant. Et puis quand j’ai échoué au concours d’entrée à l’école de journalisme, j’ai délaissé les bouquins et les amphithéâtres pour me consacrer à mon film. Pour ce faire, j'ai cumulé les jobs: la journée, j’étais caissier à inter-marché et la nuit, je servais dans un bar jusqu’à deux heures du matin. Le caractère non intellectuel que présentaient mes différents emplois me permettait de me consacrer mentalement à mon projet. Je me mettais alors à penser à la mise au point de tous les détails techniques, à estimer approximativement le budget ou à prévoir d'éventuels investissements supplémentaires, mais surtout, au choix d’un site qui convienne au scénario,… Ainsi, j'occupais mes jours de congé à sillonner la région à la recherche d’un cadre qui puisse correspondre aux attentes du film et démarchais auprès des vendeurs de matériels d’images et sons pour établir une sorte de devis. En juin deux mille quatre, je passai une annonce dans une agence pour recruter des acteurs et des figurants. Je crois que ce fut le plus laborieux.
Comme dans mon histoire le protagoniste tenait une place essentielle, j'avais décidé de privilégier le choix de l'acteur qui tiendrait son rôle avant tout autre et de me montrer moins exigeant peut-être, quant à la sélection des rôles tiers. Mais peine perdue: je me suis bien vite rendu compte que la qualité des seconds rôles était toute aussi importante, et le casting s'avéra bien plus long qu'il était sensé l'être l'origine. Je serais incapable de dire combien de visages, de voix, de paires d'yeux ont défilé devant moi... A ceux qui avaient le physique manquaient la conviction et le jeu, et aux bons acteurs, la concordance entre le physique et le caractère du personnage interprété. J'ai donc été contraint de supporter les clowneries des plus pitoyables et indécentes avant de trouver mes sujets et former une équipe.
Mon histoire était celle d'un homme, la trentaine bien entamée, marié, deux enfants, une situation financière confortable... Résident d'un plaisant quartier pavillonnaire, notre monsieur tout le monde mène une vie bien réglée, bien propre et droite. Chaque jour qui passe commence à la sonnerie de son petit radio-réveil qui lui annonce dès son levé qu'il pleuvra toute la journée... Mais ça ne l'affecte même plus, parce qu'il passera la journée dans un bureau sans fenêtre où il se rend chaque matin pour en sortir ni plus ni moins satisfait de lui, à peine un peu plus fatigué, juste las et usé de cette mécanique bien huilée, qui fini toujours par rouiller un jour ou l'autre... Le soir quand il rentre chez lui, il n'a même pas faim. Mais il sait que sa femme et ses enfants sont en train de l'attendre, en regardant les informations tandis que la table est dressée et les plats déjà chauds. Alors il s'assoit et comme tous les soirs entame les dialogues conventionnels:"ça s'est bien passé ta journée chérie?", "Et l'école,... c'était pas trop dur?" s'ensuit l'énumérations des évènements notables de la journée: un dossier qui traîne, un accrochage avec la collègue, une mauvaise note, un but marqué au foot,... Et le lendemain ça recommence, toujours la même chanson. Monsieur tout le monde ne croit plus en rien. Il n'a pas de projet, à part celui de s'acheter un nouvel ordinateur. Il sait qu'il ne gagnera jamais au loto, mais téléphone quand même à Jean-Pierre Foucault, parce qu’après tout: "Pourquoi pas lui!", et puis les questions sont faciles… Il n'a plus d'ambition, il est bien au chaud à sa place et se satisfait de l'aboutissement qu'il aura trouvé à cinq années d'études. Il ne sait pas vraiment à quoi peut bien servir ce qu'il fait mais il sait très bien le faire et s'y emploie trente-huit heures par semaine. A trente-sept ans il n'attend plus rien d'autre de la vie que ce qu'elle lui a déjà promis: une femme aimante, dont l'âge arrondit les courbes, des enfants brillants aux avenirs prometteurs, un boulot sûr et tranquille, des vacances en famille au bord de la mer, le repas de Noël comme chaque année avec les grands parents, bientôt un Renault Espace pour changer de la Picasso, et qui sait, une augmentation? A trente-sept ans, il ne se doute pas qu'une firme américaine va racheter l'entreprise de son patron et qu'il va perdre son emploi. Il ne se doute pas non plus que sa femme le trompe depuis trois ans avec l’homme pour qui elle travaille. Non, jamais il n’aurait imaginé qu’il puisse un jour se retrouver au chômage, que sa femme sauterait sur l'occasion pour partir s'installer avec les enfants dans la somptueuse demeure de son amant.
Il ne se serait pas douté que du jour au lendemain, il serait livré à lui même, qu'il devrait remonter seul la pente, réorganiser sa vie. Mais quand ça lui tombe dessus, une fois passés les premiers mois de déprime et de remise en question, il se dit que c'est l'occasion ou jamais de commencer à vivre, puisque ça ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps. Le goût des jours sans lendemain, où on ne sait plus l'heure qu'il est, comme un jour de vacances, où on se laisse vivre sans savoir ce qu'on fera tout à l'heure, ce qu'on fera demain... C'était une opportunité pour réfléchir, se poser les questions qu'on se pose quand on a quinze ans: "A quoi ça sert la vie? Quitte à mourir un jour, mieux vaut mourir maintenant!", quand on en a dix-huit:"Après tout, qu'est-ce que la vie? Faut-il faire des études et accepter le système qui nous conditionne depuis notre plus jeune âge? Ou faut-il avoir le courage de tout plaquer et vivre une vie simple et recluse, à l'abris des soucis, et de toute pollution quelle qu'elle soit? Après tout on a qu'une vie non?", puis entre vingt et vingt cinq ans: "Où est donc la femme de ma vie? Est-ce qu'il n'y en a vraiment qu'une ou une infinité? Pourrai-je seulement les connaître et les aimer toutes? Trouverai-je un jour l'amour? »,… Mais surtout pour se poser les question auxquelles il n'a pas vraiment réfléchi: "Suis-je un bon père?", "Que m'apporte réellement mon boulot?", "Est-ce qu'après quinze ans de mariage ma femme prend toujours autant son pied?"... et puis celles qui arrivent: "Pourquoi moi? Ca va être dur de retrouver un boulot", "Pourquoi elle est partie?". Mais en vérité, ces dernières questions sont superflues. Parce que les vraies questions, ce ne sont pas les doutes qu'on a, passée la trentaine ; ce sont les craintes, les appréhension, les vraies questions, pures et simples qu'on se pose quand on a quatorze ans, ou même seize, quand on est suicidaire ou aventurier, qu'on veut de la vie ce qu'elle a de plus beau et de plus essentiel à offrir,… Le reste, quand on y pense, c'est pas si important. Alors il passe de sa routine quotidienne aux galères de l'imprévu, remonte le temps: il a dix ans, il veut se persuader que c'est un mauvais rêve et qu'il va se réveiller...Il a treize ans, il en veut de tout son être, de tout ce corps en mutation, de toute son âme à ses parents, à ses profs, à la terre entière, en veut même à la vie et tente de se suicider...Il a seize ans, il espère pouvoir tomber un jour amoureux: il réalise que finalement c'est pas si facile qu'on le croit...Il a dix-neuf ans et à présent tout est possible, il est libre, il a la vie devant lui... Mais oui, c'est là que ça plante: d'un côté les études, au bout, un métier, un salaire, une situation, une famille, une routine et ça finit là. De l'autre côté une vie de bohème, dans une bicoque en Bretagne, avec la femme de sa vie, des boulots saisonniers pour gagner un peu d'argent, une vie d'artiste: écrivain, peintre, musicien, vendant au plus offrant ses ouvrages, ses toiles ou quelques notes,... C'était donc ça! Alors il s'imagine, roulant sa bosse, parcourant le vaste monde, avec pour seuls bien sa veste et ses chaussures. Ce qui lui appartiendrait et que les autres n'ont pas, c'est cette lumière dans le regard, parce que c'est un bout de Soleil: le Soleil même lui appartiendrait; les autres ne sont plus aveuglés que par le halo de leur ordinateur.
Et comme il n'a rien à faire, il a tout son temps pour penser, pour se remettre en question, faire un bilan…
Après une longue mise au point, il décide de recommencer sa vie, de profiter des années qui lui reste pour vivre, vivre pleinement, voyager, découvrir ce qu'on oublie toujours d'aller voir quand on visite une région ou un pays. Il passe du statut de touriste à celui de voyageur. Il s'habitude peu à peu à l'absence de confort et préfère les auberges ou les relais aux hôtels trop onéreux. Puis il commence à écrire un journal : son quotidien, ses réflexions sur la vie, ses critiques envers la société, son passé parfois, qu'il évoque sous forme de tirets, juste pour ne pas oublier ces petites choses anodines qui s'effacent avec le temps. [...] Quelques années plus tard, il tente de publier son journal mais les éditeurs rejettent son offre les uns après les autres, et ce n'est qu'après maintes tentative, qu'un petit éditeur se montre intéressé par son oeuvre... La critique est unanime : le livre fait un tabac et notre homme doit sortir de l'ombre pour donner des interviews, participer à des émissions, se rendre à des meetings,... Il réalise alors qu'il est à l'antipode de son idéal, qu'en quelques jours, quelques semaines, il aura abandonné et détruit tout ce à quoi il aspirait. Lors du dernier plan, on le voit pleurer du haut de la terrasse d'un hôtel cossu, surplombant la ville, loin de tout ce monde d'en bas où tout grouille et s’emmêle,… Il fixe le lointain, par delà les lueurs des réverbères, des spots publicitaires, d’un faisceau lumineux,… puis son regard se perd dans les ruelles obscures. L'image devient floue et se brouille, avant de disparaître dans une larme…
C'était ça mon histoire, mon scénario. Je n'ai jamais voulu devenir un grand réalisateur, faire plein de films,... Juste mon film, parce-que pour moi le cinéma c'est une passion, et que j'ai peur qu'elle devienne routine justement... Que mon rêve devienne réalité: oui, qu'il devienne quotidien puis routine: non! Pour moi ça devait être ma première plus belle expérience dans ma vie en en espérant d'autres. Le problème, c'est que cette aventure s'avérait bien moins idyllique que dans mon imaginaire…
Après une journée de travail sur le terrain, je quitte le plateau avec l'impression d'en être au même point que lorsque je m'étais levé le matin: terriblement frustrant non? Je rentre chez moi la mine dépitée, dans mon petit studio sous les toits. L'été il y fait si chaud qu'il m'est arrivé de passer la nuit dehors et même une fois, de descendre mon oreiller pour dormir sur un banc vide du square juste en bas de l'immeuble. L'hiver, vu qu'il n'y a pas de chauffage, mon lit double de volume à cause de l'épaisseur des couvertures. Mais j'y suis bien. Après une mauvaise journée, je m'y ressource en buvant une tisane, depuis que j'ai lu un article critiquant violemment les vertus néfastes du café, je me suis mis aux infusions. Ca me rappelle ma grand-mère et ça coûte moins cher que le café. C'est donc avec un goût de tilleul-menthe et au léger son de la radio que je me délasse en méditant, maudissant la météo qui s'acharne sur nous depuis des semaines avant de m'en prendre au flegme démesuré de mon équipe, qui quant à elle, ne semble pas se sentir plus impliquée que ça dans le projet! Alors, pour me calmer, je me dis que rien ne sert de s'énerver et que j'ai tout le temps devant moi, que j'ai bien mis six ans à faire fleurir mon idée et que le fruit de mon labeur devrait prendre autant de temps pour arriver à maturité et être mûr à point. Dans ces élans lyriques, je me revois tout gosse, avec des posters sur les murs, la plupart des affiches de films de mes réalisateurs favoris. J'écrivais sur les fiches que nous font remplir les professeurs en début d'année comme études envisagées: "caméraman". En primaire, j'étais même allé raconter que c'était mon arrière-arrière grand-père qui avait mis au point la toute première caméra. En fait je n'y connaissais rien, comme les garçons qui voulaient devenir pompier ou astronaute. C'est l'été de mes seize ans, quand on avait réalisé un moyen métrage durant l'été avec la caméra de mon père et que je m'étais bien sûr proposé au poste de caméraman, que j'ai alors réalisé à quel point cette tâche demandait de technique et de réactivité. Ainsi ma perspective d'avenir avait pris fin cette année là, non sans nuire au désir de revendication de mon talent sûr dans le milieu du cinéma. Ce qui, malheureusement, n'eut pas le bénéfice d'altérer ma passion pour ce dernier...
D'ailleurs il m'arrive assez souvent d'aller me faire une toile pour me changer les idées. Je côtoie un petit cinéma d'art et essai où il passe régulièrement des rétrospectives à thème et diffuse des courts ou moyens métrages d'élèves de diverses écoles de cinéma. Pour ma part, je préfère aller découvrir de nouveaux talents et apprécier des innovations dans la manière de filmer, de nouveaux sujets, et déceler peut-être les maîtres de demain; plutôt que d'aller me coltiner un film à grand public que tout le monde ira voir pour en penser la même chose et en dire une autre. J'ai parlé de mon projet au projectionniste, que je connais depuis le lycée: il m'a dit que je pourrais sûrement tenter de me présenter au festival des jeunes talents qui doit se dérouler au printemps prochain. Raison de plus pour s'activer un peu si on veut finir le film à temps!
En effet, les choses n'avancent guère mieux: ce matin on a revu le script parce que les acteurs trouvaient le texte trop "soft" par rapport aux émotions exprimées dans la scène de ménage. Du coup ils s'en sont donnés à cœur joie, déballant leurs plus belles insultes, et s’évertuant à exécuter maints gestes belliqueux, loin d’être crédibles. Ce film commence à ne plus ressembler à rien. Cet après-midi a été plus encourageant: l'atmosphère orageuse tombait à pic pour la scène en extérieur où il marche seul le long de la côte finistérienne, si sauvage et découpée. Du coup on a pu rentrer plus tôt et j'ai décidé d'en profiter pour aller voir un film ce soir. J'ai consulté le programme sur le site du cinéma et je suis plutôt tenté par un film indépendant d'une réalisatrice encore méconnue.
Comme de coutume, j'y vais seul. Les gens sont souvent intrigués quand je leur dis que je vais seul au cinéma. Personnellement ça ne me dérange absolument pas: quitte à voir un ami pour discuter un peu, autant se poser tranquillement à la terrasse d'un café ou se faire une bouffe un soir. Mais aller au cinéma entre amis juste pour ne pas se sentir trop seul, ou paraître moins seul au regard des autres, je trouve ça ridicule.
J'arrive à vingt heures trente, pour le début de la séance: ils ne risquent pas de manquer de place dans cette salle. Et pour cause: nous sommes seulement une quinzaine de marginaux à nous être déplacés. Il est vrai que le résumé n'était pas très attrayant, mais bien traité, le sujet pouvait devenir intéressant. Il était question d'un agent de recrutement du personnel dans une entreprise privée, qui est contraint pour raisons financières, de vendre sa maison. Abandonné par sa femme, il doit refaire sa vie. C'est drôle, ça ressemblait un peu à mon film...
Après les quelques bandes annonces des prochains films à sortir (il y en a d'ailleurs que je suis certain de ne pas manquer!) et les pages de publicité, le film commence enfin. Le générique n'est pas mal, c'est un peu sous cette forme que j'avais eu pour idée de faire le montage...
Mais s’il n'y avait eu que le générique! La suite ressemblait scène pour scène, parfois plan pour plan à mon film, avec des dialogues équivalents, une histoire similaire et un scénario quasi-identique! Je crois que j'ai eu peine à me lever de mon siège à la fin. J'en pleurais. Je suis sorti de la salle totalement effondré. Je venais de voir défiler sous mes yeux mon propre film, le film que jamais plus je ne pourrais réaliser. Complètement abasourdi, je remonte l'avenue faiblement éclairée par les mares de lumière glauque que font au sol les lampadaires. Tout se confond autour de moi: le bruit d'une moto qui démarre, un coup de klaxon qui se perd, une vague odeur de parfum, ou bien de vapeur d'essence, des phares de voitures qui m'éclaboussent de lumière et m'aveuglent davantage... Je tente de regagner mon logis en titubant comme un ivrogne. Mes pas se dérobent sous moi, je me perds au fil des rues, des parking, oscillant de ma démarche mal assurée, comme un somnambule. Puis je me glisse dans le halo d’un réverbère esseulé, m’assoit sur un banc et rêve. Un rêve de naufragé, noyé dans ses larmes, à la dérive, ne sachant plus que faire face à l’immensité qui s’offre à lui, mais surtout face à ce vide qui s’ouvre comme un gouffre dans lequel il voudrait tant plonger. Et en finir. Or je n’ai pas le temps de sauter : les phares agressifs d’une auto m’aveuglent. Deux agents de police qui faisaient leur ronde me demandent si tout va bien.
- Chagrin d’amour, je leur réponds. C’est un peu vrai, le cinéma m’a trahit : ça crie à l’adultère ! Les compères n’en demandent pas plus et remontent dans leur voiture que la nuit a tôt fait de happer. Plus tard dans la nuit, après avoir épuisé mes réserves de liquide lacrymal et les yeux comme des chaussons aux pommes, je rentre enfin chez moi pour aller m’écrouler sur mon lit,exténué, comme un épouvantail mal fagoté et ramolli.
Au réveil, je ne quitte pas le lit. Je me sens la gueule de bois d’un lendemain de fête, à la seule différence que je marquais là un jour de deuil. Je ressasse inlassablement des élément divers, mon enfance, mon film, le tournage, le cinéma, et l’écran, qui m’avait projeté au visage ce qui marinait depuis tant de temps dans mon esprit. Comme si on m’avait balancé à la figure ma vie, ou plutôt celle que j’avais inventé : celle de mon héros. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire maintenant, revenir quelques années en arrière pour repasser mes examens et faire comme s’il ne s’était rien passé ? Ou bien tenter je ne sais quoi pour découvrir par quel moyen mon film était arrivé sur cet écran, avant même que j’ai pu le réaliser ?
Je ne sais plus quoi faire, je tourne dingue. Je décide de prendre contact avec la réalisatrice. Voir ma pire ennemie et la créatrice de mon cauchemar du plus mauvais goût pourrait peut-être m’aider à exorciser mes doutes et mes questions insensées. Je retourne donc au cinéma afin d’essayer de récupérer quelque coordonnée, afin de joindre cette sorcière. Comme je suis un habitué et que je connais bien le patron, j’arrive à avoir son numéro de portable. Il m’a dit qu’elle était présente à l’avant première et qu’ils avaient eu l’occasion d’échanger quelques mots à la suite de la projection. En tant que participante au festival des nouveaux talents, elle lui avait laissé son numéro afin qu’il puisse l’appeler à la délibération du jury, étant elle-même en déplacement à cette date. Bref, l’essentiel est là : j’ai de quoi la contacter.
Je suis planté sur mon lit, avec sur mes genoux le combiné du téléphone. Appellera, appellera pas. Une heure plus tard je me décide enfin. Je compose lentement le numéro, histoire de sentir chaque touche s’enfoncer imperceptiblement sous la pulpe de mon index. Ca sonne, une fois,… deux fois,… je raccroche. Je suis trop con. Je refais le numéro. Une tonalité,… deux,…trois,… quatre,… cinq,… Répondeur. Je suis à bout. Je laisse un message d’une voix tremblante. Je réalise que ce que je viens de dire n’a aucun sens. En plus j’ai oublié de donner mes coordonnées. Je décide de rédiger un texte au brouillon que je lirai afin de ne pas m’embrouiller au moment de parler. J’écris aussi lisiblement que mon état me le permet : « Bonjour, je m’appelle Joël, j’ai vu votre film avec beaucoup d’intérêt, étant moi-même dans le milieu du cinéma, j’aurais beaucoup aimé pouvoir parler de votre film avec vous. Dans l’espoir que vous me contacterez au 02 33 95 24 12. » Je respire un bon coup et saisis une nouvelle fois le téléphone, prêt à débiter mon texte. Ca sonne toujours,… une fois,…deux fois,… trois fois,… - « Allo ? » Mon sang ne fait qu’un tour et ma gorge est incapable de sortir aucun son. – « Allo ? ….. Allo !». Elle raccroche. J’essaie de me remettre de mes émotions, de me ressaisir,… Elle va me prendre pour un dingue. Deux minutes passent. Je tends la main vers le combiné quand le téléphone sonne. C’est elle. Le temps d’écouter mon message, elle a rappelé. Ne pas paniquer. Inspiration,… Expiration,…
- « Oui allo ?
- Bonjour, c’est Séverine Pouleau, la réalisatrice. Vous m’avez laissé un message…
- Ah oui ! En effet, j’ai dû vous téléphoner juste dans la matinée. C’est très gentil à vous de me rappeler ! »
- Mais c’est normal, vous vouliez me parler de mon film ?
- A ce sujet, je regrette mais je vais devoir vous laisser car je me rendais à l’instant au cinéma. En fait je suis un ami du projectionniste d’un petit cinéma d’art et essai, où j’ai d’ailleurs pu voir votre film, et il m’arrive occasionnellement de le remplacer. Je vous rappelle ?
- Quel dommage… Mais oui, naturellement !
- Et bien dans ce cas à bientôt !
- Ce sera avec plaisir. Au revoir.
- Au revoir. »
Je jubile, je m’en suis tiré comme un chef. Je vais maintenant pouvoir me préparer psychologiquement à une prochaine conversation.
Je passe toute la nuit à admettre chaque éventuelle tournure de la discussion. Comment réagir à une telle réplique, une telle autre. Au téléphone, elle paraissait d’humeur plaisante et facilement abordable. Pas ce genre de jeunes réalisateurs qui se prennent pour la fine fleur du cinéma après avoir réalisé un navet de nature « totalement novatrice dans un souci esthétique profond », c’est d’ailleurs pour ça que le commun des mortels ne pouvait pas être sensible à tant de profondeur et d’originalité. Ces artistes incompris regardaient donc les autres de haut, d’un air condescendant, s’adressant à eux comme à des ingénus ou des attardés finis, indignes de leur grandeur d’art. « C’était vraiment donner de l’art aux cochons » : quelle ridicule prétention ! Mais là ça n’avait pas l’air d’être le cas, peut-être aurai-je plus de mal à lui en vouloir ainsi ; mais d’un autre côté, le fait qu’un petit réalisateur pédant ait pu réaliser mon film m’aurait terriblement affecté.
Le lendemain, je reprends le téléphone, confiant et l’esprit clair.
1 « Allo ?
2 Allo, bonjour ! Nous nous sommes parlé hier. Je suis heureux de vous entendre à nouveau : j’avais peur de tomber une nouvelle fois sur votre répondeur.
3 Mais oui, bien sûr, comment allez-vous ?
4 Très bien ma foi, et vous ?
5 Et bien je suis à Paris en ce moment, mais je serai de passage à Rennes dans le courant de la semaine pour rendre visite ma sœur, j’ai cru comprendre que vous n’habitiez pas très loin…
6 En effet, ce serait l’occasion de se croiser. Je dois dire que votre film m’a tout particulièrement touché, étant moi-même sur le projet d’un film au scénario équivalent, et que j’aurais aimé pouvoir vous en parler de vive voix.
7 Il est certain que c’est plus confortable !
8 Et puis vous comprenez, cela me tient beaucoup à cœur, alors si vous passer à Rennes cette semaine, n’hésitez pas à me contacter, j’ai des horaires assez souples et je pourrai me libérer sans problème.
9 Cela me paraît être une bonne idée. Et puis je préfère profiter d’un contact avec le public tant que ma notoriété, si notoriété il y a, n’est pas encore trop forte. Je n’aime pas beaucoup l’idée de me faire aborder dans la rue par n’importe qui, mais j’attache énormément d’importance au contact avec les gens : il peuvent parfois nous en apprendre plus qu’on ne croit.
10 C’est bien vrai….
11 …
12 A bientôt alors ?
13 Oui parfaitement, à bientôt !
14 Au revoir. »
A présent je flotte, comme anesthésié, je réalise difficilement que je vais rencontrer en chair et en os celle qui a ruiné mon existence, malgré le fait qu’elle paraisse la personne la plus charmante du monde. Je l’imagine un instant face à moi, assise au comptoir d’un bistrot sympa à bavarder. En l’imaginant ainsi, je pourrai presque la voir, la toucher. Mais le seul sentiment qu’elle m’inspire alors est celui de la tuer. De m’approcher d’elle, de lui hurler ma haine à la gueule et de l’étrangler sauvagement, de la jeter du haut d’un pont, de la voir agonisante à mes pieds, me suppliant, me faisant mille excuses à travers ses larmes…Je l’imagine encore, attachée sur une chaise, et moi la torturant, passant tout mon désespoir dans sa souffrance, sans m’en sentir pour autant soulagé. Ses hurlements m’apaisent, le supplice est délectable. Je n’en ressens aucune satisfaction personnelle, mais l’idée elle-même en devient à cet instant jouissive. Quel plaisir inavoué de trouver le martyre parfait : il est tellement difficile de pouvoir détester un individu à ce degré de haine.
Je me réveille trempé de sueur, révulsé par les atrocités qui ont habité mon cauchemar, encore si présent dans mon esprit. Il faut que je reste placide, jamais je n’aurais du pouvoir penser ou même rêver ces abominables insanités. A nouveau gagné par le sommeil, je me rendors, abandonnant pour cette fois mes sombres idées. Me restait maintenant à attendre patiemment qu’elle me rappelle pour fixer un rendez vous…
En voiture, je suis à vingt minutes de Rennes, il m’est donc aisé de m’y trouver peu après son appel. Et puis je connais bien la ville : c’est là que j’ai fait mes études, et je m’y rends régulièrement pour assister à spectacles, ou pour fantasmer devant les vitrines exposant les modèles dernier cri de matériel informatique,… De plus c’est une belle petite ville, très agréable, surtout quand il y a du soleil et que les rues sont désertes, à l’heure où tout le monde est parti travailler. A la pause de midi, les rues se remplissent des gens que vomissent les bureaux et les administrations. La ville s’anime et ce n’est plus pareil.
Ce matin, tout est encore calme. Et puis le lundi, les magasins ont pour habitude de fermer.
On s’est finalement donné rendez-vous au parc de Maurepas, avec le projet de déjeuner ensuite. Il est onze heures dix, je suis en avance : elle avait proposé de se rejoindre aux alentours de onze heures et demi. Assis sur un banc face au plan d’eau, cela me laisse du temps pour méditer au calme, bercé par le chant des oiseaux, engourdi par un froid de novembre sec, qui prend aux tempes et tire dans les oreilles. L’étang miroite les timides rayons du soleil de cette fin de matinée, me forçant à plisser les yeux. Une femme à bonnet crème se dirige vers moi. Un nuage de buée sortant du col de son écharpe, expire à chacun de ses pas. Elle s’avance à pas rapides : comme promis je porte un pantalon beige, un manteau vert de gris et une écharpe orange. Je me lève et lui tend ma main gantée. Nous nous saluons et proposons de marcher un peu pour nous réchauffer…
Et c’est à ce moment que je reprends le synopsis. Il est temps de corriger les fautes. J’ai peut-être omis de préciser qu’avant de reprendre les rênes, mon homme décide d’éliminer tout ce qui le rattache à son passé, à sa vie déchue, et que l’élément qui l’habite encore, c’est sa femme. Elle qu’il aimait tant, qui témoignait qu’il était possible de construire quelque chose de concret en ce monde. Elle illustrait l’aboutissement d’un investissement sans égal : celui du corps et de l’esprit vers un être cher que l’on se voue à aimer pour bâtir quelque chose. L’échec de cette relation lui était insupportable. Il en voulait à sa femme de l’avoir abandonné, le laissant dans une demie vie, livré à lui-même. Elle, à qui il s’était donné tout entier, pour qui il aurait pu mourir. Elle s’était enfuie sans raison valable, du moins à ses yeux : elle lui appartenait autant qu’il pouvait lui appartenir. Elle l’avait trahi, il voulait sa revanche pour en finir avec elle : il fallait qu’elle soit punie. Or elle s’était évaporée, sous un autre nom, une autre adresse et il lui était impossible de se souvenir du nom du praticien dont elle était la secrétaire. Mais au fond de lui il sait qu’il la retrouvera, et que ce jour là, il pourra enfin boucler la boucle et tout recommencer. En attendant il écrit, il écrit sa vie avec l’idée d’en faire un film. Il espère pouvoir en finir avec cette histoire qui le hante, en finir avec ce morceau de vie raté qui lui empoisonne l’existence : en faire un film pouvait être un remède pour l’aider à mettre les choses au clair et reprendre une vie normale. Il galère dans un appartement de misère, petit boulot après petit boulot, il cherche des acteurs pour ses personnages : une femme, un fils, une fille, un patron, un collègue de boulot, un amant pour sa femme, une voisine,… tous les éléments nécessaires à son histoire. Mais quelqu’un avait dû avoir la même idée avant lui car un soir qu’il décide d’aller au cinéma et qu’il se retrouve face à l’écran, il voit défiler sous ses yeux son propre film, sa propre vie. Il est d’abord complètement ébranlé : il a échoué de nouveau, il a encore été trahi. Pour la seconde fois, il n’arrive pas à mener son projet à terme. Comme si tout ce qu’il entreprenait était d’avance voué à être anéanti. Mais il réalise ensuite qu’il ne peut exister qu’une seule personne pour concevoir un tel film, avec tant d’exactitude et de ressemblance. Il l’avait enfin retrouvée…
La suite vous la connaissez : il se dit avoir été profondément touché par son film,… le pire c’est qu’il n’a même pas à mentir. Il lui donne rendez-vous dans un parc de Rennes, là où il l’avait rencontrée pour la première fois alors qu’ils étudiaient à la fac. Elle est un peu troublée naturellement, mais n’en laisse rien paraître. L’air de rien, ils marchent côte à côte… Elle ne l’a pas reconnu…
Je la trouve à peine changée : une nouvelle couleur de cheveux, des habits plus chics ; mais toujours cette démarche naïve et cette lumière dans le regard. Nous bavardons tranquillement sous les branches nues des grands arbres. Elle me sourit. Le parc est désert. Là où tout a commencé, là où tout finira. Quel dommage,… elle était si belle ! Mais que ce soit dans un film, ou même dans la vie, il faut toujours respecter le scénario. Par principe. Ce soir je dormirai tranquille : le tournage est fini.
| |
|
|
|
|