Quand la nuit tombe, on peut distinguer au loin un nuage de lumière diffuse, comme une vapeur halogène... Dans l’obscurité, cette vague auréole de milliers de points étincelants, indissociables en son centre, se disperse à mesure progressivement. Du ciel, ces milliers d'étoiles qui forment la constellation des continents, ce sont des villes, qu'elles soient métropoles ou modestes villages elles sont là, et tous ces astres vivent et brûlent, selon un même métabolisme. Cet agglomérat de petites cellules finit alors par former ce grand corps qu'est la planète. Universal pictures present.
Au premier abord, toutes les villes se ressemblent, elles sont animées d'une même vigueur, celle des hommes qui l'habitent, la sillonnent, la traversent,... Et partout l'effusion de son centre va rejeter ses déjections à la périphérie, dans les quartiers alentours, où l'on relègue à d'autres le soin de les dégrader. Les lumières de la ville. Une ville c'est une flamme, une flamme qui réchauffe, qui fait vivre, qui consume,... Et de cette combustion naît à la fois une source d’énergie formidable et ce qui reste de ce feu vigoureux et ravageur: des cendres que l'on voudrait ignorer. Chaque ville est un estomac, qui ingère et digère. Le ventre de Paris tordant son hypogastre de toutes les sinuosités qui le forment. De cette digestion résulte deux phases: le distillat, ce corps pur que l'on nomme la haute société, l'élite; et d'un autre côté, les excréments, tout ce dont on n’a pas voulu, tous ceux qui devront supporter les conséquences de cette fabuleuse machinerie.
Ces oeuvres titanesques font des architectes de véritables esthètes du paysage urbain. Leurs bâtisses d'un autre temps, fruits d'un lointain héritage, ou bien leurs édifices contemporains, modernes, novateurs, étonnants, autant de bras tendus vers le ciel qui défient parfois les lois de la physique et nous donnent le vertige. Des monstres de béton et d’acier qui nous placent entre ciel et terre et nous invitent à voir les choses sous un autre angle. Comme derrière une lentille, une contre plongée, une vue du ciel, un panorama, une vue d’ensemble,… Des axes de communication, des avenues, des ruelles,... Ces artères et ces veines qui brassent péniblement des marées humaines et automobiles qui circulent sans relâche. Ainsi ce cœur citadin pompe inlassablement cette hémoglobine, cette lymphe, cette sève qui abreuvent l’insatiable cité. Et puis il y a des squares, des parcs, des espaces verts où se ressourcer, se couper quelques instants de l’agitation ambiante. Des capsules d'oxygène, les bronchioles de ce gigantesque poumon toujours un peu cancéreux ; comme gangrené par la souillure de l'afflux de voitures et leurs pots d'échappement, les émanations de sites industriels, les fumées d'usines, les fours des restaurants, les bouffées de tabacs, et tous ces souffles, par centaines, par milliers, qui respirent. Ces paires de poumons, ces cœurs qui battent ensemble dans cette même ville. Ces cœurs qui se croisent, s'entrechoquent, se rencontrent, se séparent. Ces cœurs qui s'aiment, dans toutes les villes du monde.
Toutes les villes se ressemblent: au centre, le quartier des affaires, les agences immobilières, les banques, les médecins spécialisés, les cabinets d'avocats, les boutiques de luxe, les grands appartements : ceux dont on essaie seulement d'imaginer l'intérieur quand on passe au bas du balcon. Les antiquaires, la boulangerie, la poissonnerie, l'épicier, la poste,... Ces commerces que l'on retrouve partout. A la périphérie on trouve les centres scolaires, les complexes sportifs, les barres d'immeubles, les agences d'intérim,... Et puis plus loin encore, on ne veut plus trop savoir, d’ailleurs on se l’imagine mal puisqu'on ne s'y rend jamais. On passe devant rapidement : on sait qu'il y a des ponts, des squattes, des terrains vagues,... Tant d'images un peu floues qu'on nous montre à la télé pour nous convaincre qu’on n’a vraiment pas de quoi se plaindre!
Et ces disparités sont cristallisées à merveille puisque dans quelque lieu que l'on soit, n'importe qui ne rencontre pas n'importe qui: malgré nous, nous empruntons toujours les mêmes itinéraires, pour aller aux mêmes endroits, rencontrer des gens qui nous ressemblent. La ville c'est ça : une grossière étoffe de gens qui se croisent, se recroisent, tels une multitude de fils de vies qui parfois s'attachent, se nouent et forment d'autres fils qui tricoteront à leur tour le maillage d’un tissu solide et douillet. Mais parfois le maillage se relâche, les deux fils se distendent, le nœud se rompt. Paradoxalement, ce sont les nœuds marins, qui tiennent bon quoiqu’il arrive, qui finissent par prendre le large… Dans le port d’Amsterdam.
Une ville, un nombre incalculable de lieux de rencontre, d'occasions pour créer des liens, pour apprendre à mieux se connaître, pour partager de bons moments, des émotions. Je demeurai longtemps errant dans Césarée.
Toutes les villes sont pareilles. Alors pourquoi s'attache-t-on davantage à une ville qu'à une autre? Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. On ne se souvient pas d'une ville où l'on est allé seul. On se souvient d'une ville quand on a pu sentir son cœur y résonner. On se rappelle la ville qui nous a vu grandir. On se remémore l'école, la maîtresse, les copains, le trajet du retour, le marché du dimanche... On se souvient des personnes qui nous auront marqué, de la chute du haut du toboggan du jardin d'enfant et du gros pansement de l'infirmière, du premier baiser derrière l'arbre au coin de la rue avec Juliette,... On se souvient des personnes qu'on aime, avec qui on a passé du temps ici et là, dans cette ville. Cette ville qu'on a appris à aimer en aimant ceux qui l’auront partagée avec nous, et à laquelle on se sent attaché parce qu'elle est pleine de cette chaleur et de cette vie, ces milliers de vies, et tous ces cœurs qui battent ensemble, dans cette ville, cet accroche cœur.
Une ville c'est autant de scénarios qui se déroulent en même temps sous nos yeux. Si l'on prend la peine d'observer un instant, le spectacle de la ville prend place à chaque seconde devant nous - vingt-quatre images seconde, on ne les voit même pas - il y a des enfants qui jouent, qui se disputent, qui s’époumonent, qui ont une histoire, un chez eux, un jardin secret, des rêves,... Ce sont des chevaliers servants, des princesses, des pirates, des chercheurs d'or, des cow-boys et des indiens, des enfants abandonnés ; ce sont des cosmonautes, des explorateurs, des méchantes sorcières, des agents secrets. Ils nous offrent en direct une projection de notre enfance, la magie de Cendrillon, Lucky Luke, Hercule, Blanche-neige, Robin des Bois, la petite sirène, Superman, Ali Baba, Star Wars,... Ils sont les héros qui nous fascinent et nous dépassent, nous qui avons fini de rêver.
Puis on regarde les adolescents, les victimes de cet âge excessif d'idées noires et d'idéaux. Ces jeunes pas très sûrs d'eux, aux regards fuyants et tristes, à la démarche un peu gauche de leurs corps torturés. Ce sont eux dans Thirteen, Sweet Sixteen, Elephant, Les lois de l'attraction, Shanghai Dream, Blue Gate Crossing, Bloody Sunday, Good Bye Lenin, Virgin Suicides,…Ils sont le temps d'une mauvaise passe, celui dont on est le plus nostalgique, parce qu'on y perd notre insouciance. Passé ce mal-être et ses tourmentes, revient le temps des espoirs, des projets, de l'avenir : l'Auberge espagnole, Jeux d'enfants, Amélie Poulain, où l'on est à la fois réaliste et un peu fleur bleue. Enfin vient l’âge de la remise en question. A la petite semaine, Bridget Jones, La vie rêvée des anges, Au secours j’ai trente ans, Embrassez qui vous voudrez, Broken Flowers, le Couperet, Selon Charlie, Closer, 2046…tant d’autres, et autant de questions : vais-je finir vieille fille ou homosexuelle ? Ai-je fait les bons choix ? Suis-je un bon père ? Mon boulot me plait-il ? Suis-je toujours désirable ? L’homme avec lequel je vis m’aime-t-il toujours, est-ce que je l’aime toujours ? Ne faudrait-il pas tout reprendre à zéro tant qu’il est encore temps ? Qu’est-ce que le bonheur? Et c’est comme ça partout : dans l’Amérique libérée et décadente, dans l’Europe chancelante, dans l’Asie réprimée,… A Toronto, New-York, Mexico, Sao Paulo, Berlin, Londres, Paris, Madrid, Le Caire, Bombay, Shanghai, Tokyo, Sydney,… Partout, dans toutes les villes du monde.
Ça fait deux ans maintenant que je commence à bien connaître Nantes. Elle me surprend chaque jour: un détail que je n’avais pas noté, un coin de verdure dissimulé par de hauts murs, si bien que personne ou presque n'a idée de s'y rendre ; une boutique étonnante, un monument devant lequel on passe sans le remarquer ...Cette ville que j'aime, que j'ai apprivoisée à mesure que j’y ai appris à connaître certaines personnes ; en découvrant ses musées, ses parcs, ses rues, ses beaux quartiers et les mendiants au sortir des supérettes qui demandent juste une petite pièce. Assis par terre, les yeux perdus entre le ciel et l’asphalte, ils prêchent la charité des bonnes gens. Juste une petite pièce. A quelques pas, dans des demeures insoupçonnées, ce ne sont pas les pièces qui manquent: deux voire trois étages aux murs qui plafonnent à trois mètres. Ces deux facettes antagonistes de la ville sont différemment fascinantes : quand l'une émeut, l'autre écœure, et le vertige de ce fossé aux rives si proches procure une vague nausée, un malaise incurable.
Il faudrait que je puisse vous raconter son histoire, du moins en partie: Nantes comme je la vois, comme elle sait me séduire, comme je l’aime. Il s'agirait d'imaginer une fiction, dans Nantes, vue à travers les yeux d'une jeune fille, qui me ressemblerait un peu. Il faudrait qu'elle soit un peu plus âgée, pour ne pas faire dans la chronique lycéenne. Elle ne serait jamais venue à Nantes auparavant, ou plus petite, et elle n'aurait retenu que les clichés qu'on en donne: le château des Ducs de Bretagne, la cathédrale,... Elle aurait dix-huit ans, elle aurait eu son bac avec mention et viendrait à Nantes pour faire ses études. Elle se serait trouvé une chambre à proximité du site universitaire. Le scénario serait celui de tout bon film qui veut peindre une tranche de vie, un court métrage sur l'appréhension ressentie face à l'inconnu, la découverte progressive d'un lieu nouveau, de ses recoins, de ses charmes et de ses défauts, une rencontre: la naissance d'une amitié, d'un amour, d'une passion; l'attachement pour cette ville, puis l'enracinement ou le départ. Combien d'entre nous pourront se reconnaître au long de ce scénario ?
Elle arrive, elle ne connaît personne dans cette ville. Tous ses amis sont partis poursuivre leurs études sur Paris, quelques autres à Lille, Bordeaux, Rennes,... Elle n'est jamais venue, ou peut-être une fois, de passage à Nantes sur un retour de vacances. Elle se souvient avoir pique-niqué près d'un grand château, avant de faire un tour dans cette immense église. Elle est dans le train. Elle réfléchit en regardant par la fenêtre du TGV. A côté d'elle il y a une vieille dame qui s'est endormie sur son tricot. Elle la regarde et sourit d'un air attendri. Panoramique du paysage extérieur : il fait beau dehors, la silhouette de Nantes se détache au dessus du fleuve, au dessus duquel passe le train, on aperçoit les barres d'immeubles du quartier de Malakoff, au loin la tour Bretagne, quelques clochers,... Le train arrive en gare. Les gares, c'est encore pire que les villes: Toutes semblables, construites sur un même schéma avec les mêmes guichets, le même tableau d'arrivée des trains, les mêmes kiosques à journaux, les mêmes cafés: la Mie câline, la Brioche dorée, Paul,... Les mêmes protagonistes : les jeunes cadres trop pressés en costard gris, les retardataires qui courent le long du quai pour attraper leur train, les baroudeurs avec leurs énormes sacs à dos crasseux, les familles prêtes à partir en vacances, avec toutes les valises, la glacière, le bob et la crème solaire, les mécontents qui hurlent après l'agent SNCF même si le pauvre homme n'y est pour rien: le train a une panne, ce sont des choses qui arrivent,... les amoureux qui s'étreignent aux retrouvailles, les amoureux qui pleurent quand il est l'heure de monter dans la voiture puisque le train va partir. Loin. Vers une autre ville. Et on regarde le paysage défiler sans plus le voir. On pense à elle, à lui, à ces moments passés à Nantes.
Elle ne sait trop quoi penser, personne ne l'attend à Nantes. Elle profite des congés scolaires pour venir en reconnaissance dans la ville. C'est la mi-juillet, il est à peine onze heures. « Mesdames et messieurs dans quelques minutes le train arrivera en gare de Nantes, son terminus. Nous espérons que vous avez passé un bon voyage en notre compagnie et vous souhaitons une agréable journée. » Dans le compartiment, les gens commencent à se lever pour saisir leur bagage et s'entasser dans l'allée en direction de la sortie. Elle reste assise. Elle n'est pas pressée. Elle descend sur le quai, tout tourne autour d'elle, on la sens spectatrice de l'agitation alentour, étrangère, conquérante. Point de vue, légèrement saccadé, de notre personnage: un quai de gare : panoramique classique. Elle prend la direction « Sortie sud », pour fuir la marée humaine qui se hâte en direction du tram, et même si à la sortie Nord il y a le jardin des plantes, c'est plus tranquille de ce côté quand on longe la ligne ferroviaire jusqu'à la tour LU, pour ensuite prendre le pont qui enjambe les rails, et se retrouver face au château. C'est en prenant cet itinéraire qu’elle aperçoit des gens assis à la terrasse d'un café en bordure d'eau. L’accès Sud de la gare donne directement sur l'extrémité d'un port où l'on trouve quelques péniches et autres bateaux de plaisance. Le lieu l'attire. Elle décide d'y prendre un café. Travelling : on la voit marcher de loin, en bordure du pont : contre plongée, le paysage s’étend autour d’elle : l’eau au dessous, derrière le ciel, la gare ; le bruit cadencé d’un train sur les rails, malvenu. Le Lieu Unique, anciennement l'usine de biscuits LU, devenu un complexe d’art contemporain, est ainsi très prisé des artistes et des gens un peu originaux ou étudiants en art, design, architecture,... Elle entre. Plan d’ensemble du décor intérieur : moderne, à la fois pop et recyclé, une sorte de chantier acidulé. Il est assis à une table, avec deux amis. Ils rient, ils prennent un air sérieux, puis paraissent plus détendus. Ils parlent de monter une affaire : un bar expo dans le centre ville, près de Graslin peut-être. Une place pour les rêves met les rêves à leur place ! Ralenti : plan rapproché sur le groupe puis plan serré sur l’un d’eux, on les voit se mouvoir, sans pouvoir distinguer leur paroles. Vient l'heure de se quitter : ils se saluent et partent. Lui, est resté. De son côté, elle a sélectionné quelques programmes et prospectus à la boutique. Elle revient au bar pour l'addition. Il l’apostrophe :
- Mon train part dans trois quarts d'heure: je vous offre un verre?
Il sourit, la regarde. Elle se sent flattée. Malgré elle, elle rougit un peu.
- Avec plaisir. J’arrive tout juste de la gare. Moi c'est Noémie et vous?
- Antoine, on se tutoie.
Galant il tire une chaise, elle s'y installe, puis ils se présentent : ce qui les amène à Nantes, d’où ils viennent, où ils vivaient autrefois,... Ces autres villes, un peu fades, un peu dépassées: Nantes est tellement plus agréable, plus séduisante,... Ils parlent de leurs vies, de leurs parcours. Et puis parfois de n'importe quoi, parce-que tout s'embrouille,… Ils sont confus, ils rient. Quoi de plus candide et ridicule qu'un amour naissant ? Ils ne le savent pas encore. Son train va arriver, ils échangent leurs coordonnées, ils se reverront demain: il lui a promis de lui faire découvrir la ville. Cette ville où il a pour dessein de construire sa vie, fonder un foyer,…cette ville dont il est amoureux. D’ailleurs le fait d'avoir rencontré Noémie n'est-il pas une preuve que c'est la plus belle ville au monde?
Elle marche seule dans la ville, tout lui semble tellement plus beau. Le château des Ducs, le quartier Bouffay avec ses multiples restaurant, qu'on veuille manger breton, italien, thaïlandais, chinois, japonais, turc, indien, grec,... Travelling le long des ruelles : on entrevoit l’intérieur des boutiques : des épiciers métisses, asiatiques, blacks, musulmans,… ils sont avec leur famille, ils vivent là, ils la regarde parfois passer : la caméra capte leurs regards> très gros plan. Elle parcourt ces dédales aux odeurs épicées, aux devantures contrastées, elle s'enivre des couleurs, des voix, des visages parfois, derrière un comptoir ou à une table. Passée l'Eglise Sainte Croix elle débouche rue Decré où l’on trouve les fameuses Galeries Lafayette. Mais il fait trop beau pour aller s'enfermer dans un centre commercial. Point de vue de Noémie : on lui tend des prospectus, on l’invite à répondre à une enquête ; des jeunes avec leurs chiens, un groupe de copines aux bras chargés de sacs ; les gens qui font la queue à la Grignotine pour s’acheter un sandwich ou un pain au chocolat. « Ding, ding » un tram arrive. Elle poursuit son chemin. Place du cirque, Commerce, Graslin, Cours Cambronne, le muséum d'Histoire naturelle, le musée Dobrée,...
Le lendemain elle va retrouver Antoine. Elle trépigne, elle est un peu angoissée. Lui pense à elle depuis la veille : dans le train à travers la vitre, il s'efforçait à se rappeler son visage, ses yeux, son sourire : « Demain il faudrait la surprendre. »
Plans larges : la place du Commerce, le fleuriste, le cinéma, le MacDonald, le Kebab, la baraque à frite panini, les cafés,…la FNAC, elle assise sur les marches, le visage dans les mains, les coudes dans les genoux. Elle est arrivée en avance. Il avance vers elle d'un pas sûr, conquérant. Ils s’étaient donné rendez-vous devant la FNAC. En l'attendant elle est allée chercher le programme du Gaumont juste à côté. Rien de bien terrible ce mois-ci, beaucoup de films estivaux : Camping entre autres. Cela lui permit d'engager la conversation. Elle agite mollement son programme avec un air dépité.
- Il ne passe pas grand chose d'intéressant cette semaine
- Oh, ne t'en fais pas, on ira prendre celui du Katorza: il passe les films en VO.
Pour commencer, il l'emmène au passage Pommeray. L'endroit lui rappelle quelque chose. Intermède: on peut reconnaître une scène de Lola, extraite du film de Jacques Demy, où l’héroine gravit les marches de l'escalier de bois. Raccord de Lola à l'image de Noémie, éblouie devant les statues et la voûte travaillée du passage.
Plans successifs, larges puis rapprochés voire serrés : ils sont place Graslin, face au théâtre, assis à la terrasse du prestigieux café La Cigale ; ils pique-niquent à l'île de Versailles dans l'atmosphère apaisante du jardin japonais ; ils marchent le long de la promenade qui borde les eaux de l'Erdre ; ils font la tournée des bars ; ils sont au parc de Procé : ils observent les couples qui y viennent avec leurs enfants le mercredi ou le dimanche après-midi ; ils sont au cinéma ; ils se rendent à des expositions ; ils partagent leur goûts, leurs points de vue, soulignent leurs différences ; ils s'achètent une glace à la Fraiseraie, la rue est pleine de musique, un accordéon, une flûte irlandaise, un harmonica, une bombarde, une guitare, et toujours ce béret, cette casquette, ce verre en plastique, cette petite boîte rouillée devant, tendus vers le ciel. Il jette une pièce, elle l'imite. Ils aiment ces airs de guinguette, ils se croient dans Amélie Poulain,. Ils sont au cœur d'un film dont ils sont les acteurs. Ils jouent, ils plaisantent, ils se taquinent. Ils sont de plus en plus complices, de plus en plus proches. Il l'emmène voir la Cathédrale, le Jardin des Plantes, le Musée des beaux arts. Il l'emmène déjeuner dans un restaurant à l’atmosphère joviale. Panoramique de la salle : ambiance taverne bretonne, murs de pierre grise, grosses poutres ébréchées au plafond, plan serré sur la serveuse bien en chair, enveloppée d’un tablier blanc et aux cheveux repliés. Ils prennent une table pour deux dans un coin de la salle, ils examinent le menu et font leur commande. Fondus enchaînés : on voit les assiettes arriver, se vider progressivement, gros plan sur leurs visages épanouis, leurs yeux rieurs, leurs mains qui se frôlent sur la nappe vichy. Arrive le dessert. Le téléphone d’Antoine sonne. Il s’excuse, se lève et sort pour ne pas déranger. On la voit qui l’attend, bienheureuse : sa plénitude est manifeste, mais elle semble un peu inquiète : elle triture machinalement sa serviette. Il revient, le visage décomposé, les yeux dans la vide. Il s’assoit l’air grave.
- J’ai une mauvaise nouvelle.
Il vient d’être contacté à propos d’une offre d’emploi pour laquelle il avait postulé quelques mois auparavant. La personne qui occupait le poste venait d’avoir un grave accident. Il était appelé d’urgence pour prendre sa place, ou ce serait quelqu’un d’autre.
- C’est une grosse opportunité : je ne peux pas laisser passer ça.
- …
- …
- C’est loin ?
- Strasbourg. Je suis attendu demain.
Silence. Déception. Travelling optique arrière, en accéléré: leurs visages, eux assis à leur table, la salle du restaurant, le restaurant vu de l’extérieur, la ruelle du quartier Bouffay, le quartier centre de Nantes, plan d’ensemble –vue du ciel- de la ville, à nouveau zoom –progressif- sur la gare, les escaliers qui descendent vers les accès aux quais, le quai, la porte du train, l’intérieur du compartiment, lui assis sur son siège, il regarde par la fenêtre. Il est serein. De sa paisible tristesse il la regarde à travers le plexiglas. Plan serré sur Antoine puis point de vue d’Antoine. De l’autre côté de la vitre, elle est là sur le quai, si proche, l’air hagard. Elle veut pouvoir le regarder jusqu’à ce que le train démarre, pour poser la main sur la vitre et marcher tant que le wagon n’aura pas pris trop de vitesse. Au départ du train, plan d’ensemble du quai : on voit Noémie plantée devant la fenêtre du compartiment : Antoine, ils se regardent avec mélancolie. Point de vue de Noémie : on voit Antoine s’éloigner. Le train est déjà loin. Elle demeure inerte. En face, elle peut désormais apercevoir l’autre côté de la voie. Sensation de vide. Flou sur le plan d’ensemble. Noir.
Les histoires d'amour finissent mal de toutes façons, alors autant abréger. Et puis qu'importe la vie de Noémie ou d'Antoine. Qu'importent leur histoire, la nôtre, puisqu'en fin de compte elles se ressemblent toutes un peu. Les mêmes lieux, les mêmes gens qu'on croise sans en avoir conscience,... Des univers antagonistes qui sont si proches malgré eux. Cette abondance qui nous fascine, ces contrastes qui nous indisposent, ces inégalités qui nous choquent, cette misère qui nous blesse. Tant de contradictions dans un espace où fourmillent ces êtres humains, ces cœurs de pierre, ces cœurs perdus, ces cœurs brisés. Et puis tant de moments simples, banals, essentiels : un air de musique, une plume en suspension dans le ciel, une vieille dame qui rit, un regard, une attention. Ces moments qui nous font vibrer même s’ils n’ont rien d’extraordinaire. A chacun sa vie, son histoire, ses soucis, nous vivons tous une histoire d'amour, la même histoire d'amour. Nantes. Advienne que pourra, si toutes les histoires d'amour finissent mal, je vivrai sous tes ponts, affamée, transie; je dormirai sur tes bancs sales, tagués, durs et froids; je me noierai dans le caniveau, pour épouser tes entrailles,... Je referai le film de ton apogée et de ta décadence, je serai excessive, puisque tout l'est. Des vastes logis de ta jeunesse dorée aux squattes délabrés et insalubres de tes banlieues.
Nantes je t’aime.