C’est l’histoire du petit chaperon rouge qui flashe sur le grand méchant loup. C’est une histoire un peu bizarre, de personnages qui n’ont rien à voir, d’un paysage un peu flou.
Le 16 octobre
Là, je suis assise sur la grande table blanche d’un lavomatique. La machine numéro 17 ronronne tranquillement. Un mec un peu éméché rentre, fait une ronde, sa bouteille à la main. Je n’ai pas peur, ou un petit peu. La caméra de surveillance décourage le rodeur qui fait remarquer la présence d’un classeur laissé à l’abandon, sur une chaise. Un couple muni de casques de moto vient remplir deux machines et s’en retourne. Quelques minutes plus tard, deux policiers font irruption dans la salle, notent la présence du classeur, m’interroge quant à son propriétaire. Je dis qu’il était déjà là à mon arrivée. Puis l’un demande :
- Vous n’auriez pas vu un homme au crâne rasé avec des lunettes. skinhead
- Non. lunettes noires
La machine est terminée. Je transfère le linge humide dans un séchoir. J’ai menti. Je l’ai vu. Je le vois tout le temps. Au détour d’une rue, dans le métro, au supermarché. Je le vois. Le skin aux lunettes noires, avec ses rangers, vêtu de sombre. Il est collé à ma rétine, comme une décalcomanie qui s’appliquerait partout, à tous mes endroits, mes paysages, mes refuges. Comme une tache sur la caméra qui parasite l’écran à la projection. Il mouche mes pensées, sa voix bourdonne à mes oreilles. Sa voix calme, tiède, apaisante. Cette intonation blasée et rauque qui me disait mon amour. Après dix minutes chrono de séchage, le linge n’est toujours pas sec. Tant pis, je l’étendrai un peu à la maison. Dehors il fait beau, chaud pour une mi-octobre. Il doit venir bientôt : il me l’a dit.
Le 10 septembre
Quelques jours de latence… Trois, peut-être quatre ? Et je pense à Lui, et je ne pense qu’à Lui, lui encore si proche et maintenant si loin. Je pense à lui et aux autres, je pense à eux, à moi, je pense à nous sur la plage, dans les rues, les parkings, nulle part et partout en même temps,… Le temps de retrouver quelque chose ici et il n’en restera bientôt presque rien, de tout ça il restera un brouillard dissipé qu’on appelle le souvenir, comme la gueule de bois, ce relent amer qui lacère l’œsophage plombe l’estomac et occulte la mémoire. Mais rien, rien ici pour me donner le change, pour me faire penser à autre chose. Pas encore… Encore l’été dans la peau, dans la tête, sur les lèvres, dans la bouche : soif ! Soif d’un coucher de soleil, un soleil d’Apollinaire, sanguinolent, cou coupé, et puis de ses lèvres dans les miennes.
C’est l’histoire d’une drôle de rencontre… l’histoire d’une fille, un peu larguée, seule sur la terre, qui rêve juste de visages nouveaux, et d’un peu d’aventure… pourvu qu’elle oublie ce qu’elle fout puisqu’elle sait même pas où elle va.
Début septembre
Juin. Il fait tiède. Le soleil décline. Je serre mon père dans mes bras, je monte dans le train. Dans le train il y a une vieille qui parle avec son chien, qui parle à moi un peu aussi. Je ne sais plus très bien : je lisais. Puis je me suis endormie. Le matin le cagnard tape déjà lorsque je sors du train. Au bout du quai il y a ma Mamy. Et puis après c’est allé très vite. Plus vite que juillet le laissait présager. C’est comme ça qu’en septembre je suis remontée dans le train. J’ai pleuré, puis j’ai dormi. Le matin au réveil, il fait froid, il pleut. Que s’est-il passé, deux mois ont coulé. C’est comme si rien ne s’était passé. J’ai juste quelques cheveux en moins, et quelques sous en plus,… des hématomes aussi. Et puis des ombres dans la tête, des ombres qui paradent et font rougir mes yeux, des visages, des voix, des notes de musique, les bip-bip de la friteuse, le choc des plateaux, un verre qui se brise, « on les vend pas, c’est offert avec les maxi menus ». On n’oublie jamais ce que l’on veut oublier, c’est le reste qu’on oublie. Alors j’ai pris des précautions, j’ai pris des photos, j’ai écrit un peu, j’ai gardé des objets et des tickets de caisse,… j’ai enfermé quelques témoins de ces deux mois d’exil. Comme ça j’oublierai pas. Pas tout de suite. Au Mc Do, on me demande si il va me manquer, je dis : « un peu,… oui » et si je vais le revoir… Je ne sais pas, peut-être.
C’est une histoire du temps qui coule, qui coule à pic quand ya du fond, qui coule des yeux quand on perd pied. Alors ils jouent à se noyer, balancent des bouteilles à la mer et plongent leurs yeux dans le ciel noir, avec aux lèvres un goût de sky.
Je me souviens de la première fois qu’il a accroché mon regard. Je marchais dans la rue quand je l’ai reconnu. J’avais juste reconnu un mec qui travaillait au Mc Do avec moi. En civil il n’avait pas du tout la même allure. Moi qui crevais de chaud, j’ai juste pensé qu’il fallait être taré pour se balader vêtu de noir en plein soleil. Après coup je peux dire qu’il est pas taré. Il est bien pire que ça. Il travaille au Mc Do,…banal, il gagne ça croute quoi. Mais lui ce qu’il voudrait, c’est manger du pain rouge.
C’est une histoire qui s’passe la nuit, au clair de lune au bord d’une plage, une histoire à dormir debout, à rester droits, bien éveillés ; à suivre la bordure du trottoir d’une démarche chaloupée. Histoire à pas dormir du tout et attendre le jour se lever, en se saoulant pour oublier qu’on devrait être à la maison et penser à demain.
Un soir en aout
Il est 19h30, le soleil est encore haut dans le ciel, et je l’ai en pleine face. Putain de soleil qui m’aveugle et me fait grimacer. Et au loin, sur la place vide, sa silhouette se découpe, et je l’ai en pleine face : altière, puissante, longue et souple. Son tee shirt aux manches découpées met à jour ses larges épaules aux muscles saillants, et son crâne rasé à blanc dessine un profil épuré. On part rejoindre les autres, s’installer tranquilles parmi les rochers.
Et là alerte rouge, rouge, j’ai ma bouteille dans ma main, ma main moite qui glisse, glisse la bouteille de rouge, glisse la bouteille tombe le rouge se répand, et plus loin je vois Lui qui flanche, je vois Lui qui tombe et là rouge rouge il dérape, rouge qui coule, qui coule partout rouge, ça pue, il a glissé, rouge qui saigne partout. Beaucoup, pas grave, lui saigne beaucoup pas grave, pas pour de vrai, je l’aime pas pour de vrai, beaucoup, pas grave, saigne plus, tant pis. On s’aignera une autre fois, un jour peut-être… le rose : du rouge qui a déteint avec le temps, amour rose rouge, rouge rose, fanée, pas rouge en vrai, pas vrai, pas grave. On baise quand même ? Beaucoup ? Trop quoi ? Pas grave, on s’en fout, oui, ici, maintenant.
C’est l’histoire d’un amour d’été, l’histoire d’amour apolitique de la ptite fille et du skinhead, ça peut vous paraître atypique ; mais comme la meilleure façon de marcher : c’est toujours la même rien d’sorcier. Et la meilleure façon de baiser… C’est l’un dans l’autre.
Mi septembre
Si on fait bien attention, qu’on distend un peu la peau de ça de là, on distingue une petite cicatrice rose sur mon avant bras droit, à l’approche du coude, en forme de petite croix. Le rose n’est que du rouge qui a pâli avec le temps… Il l’avait dessinée à l’aide d’une aiguille pour diabétique, le matin de mon départ. Il m’a expliqué comment il avait trouvé ce formidable outil parfaitement indolore du temps où il se scarifiait. Obsession du sang, de la souffrance, de la colère. Voir rouge. Lui est strié de petites cicatrices, plus ou moins géométriques ou figuratives. Ce matin là, le temps était distordu. Le temps pour traîner et prendre notre temps que déjà les heures ont défilé. J’étais partie de chez lui en se disant « à toute à l’heure », parce qu’il viendrait me dire au revoir au train. J’aime bien cette cicatrice, il n’y a que moi qui sache qu’elle est là. Et puis ça vient de lui, une trace de lui sur ma peau, dans ma chair, sur mon corps. J’en ai une autre aussi, que je ne vois pas, dans le bas du dos. Elle est moche. C’est la nuit où on avait fait l’amour sur les rochers, à même les rochers. Forts de cette douloureuse expérience, on l’a refait, mais avec un sac de couchage en dessous, pour amortir. C’était bien.
C’est une histoire comme y’en a d’autres, celle du skinhead et d’une ptite fille, une histoire où on boit, boit, boit,… où on s’enivre du temps qui coule et où demain n’existe pas.
Dernier soir, dernière nuit, dernier calage sur les rochers, dernière ronde dans St Raphael, et elle est déjà floue... Elle est floue la petite fille, avec ses yeux qui sont loin, loin, si loin, si près du cœur,... Elle est floue, ses yeux se brouillent, ses yeux se brouillent d'avoir trop bu, où pas assez. Ses yeux se brouillent de ne pas avoir assez bu pour pouvoir enfin oublier, pour oublier qu'enfin elle part,... qu'elle part loin de ceux qu'elle a bu, bu les paroles et bu les yeux, les yeux noyés dans le sky, les yeux qui boivent le ciel, et puis quelques étoiles... Et elle tombe, elle tient plus debout la ptite fille, elle se raccroche comme elle peut, elle raccroche comme elle veut, elle leur raccroche au nez puisqu'elle en peut plus de ces voix, qui lui disent de rentrer chez elle, de retourner à la maison quand ça lui pend au nez. Elle titube dans les rochers, et elle finit par se retenir à une paire de lunettes noires, et elle arrive à retenir un instant son regard, et il lui dit "allez viens boire,... viens boire comme la mer est belle". Alors la petite fille oublie, que loin là-bas elle a une vie et elle s'invente une aventure de skin girl en maxibestof (grande boisson, grande frite), et elle aime ça, et pour ça elle n’oubliera pas le dernier soir, la dernière nuit, dernier calage sur les rochers, dernière ronde dans St Raphael, dernier coucher de soleil, soleil cou coupé, mais elle est déjà floue... Elle est floue la petite fille, avec ses yeux qui sont loin, loin, si loin, si près du cœur. Ses yeux tout rougis, comme les yeux d’un enfant rouges d’avoir trop pleuré... Et elle tombe, elle rampe jusqu'au train, elle sait plus du tout ce qui lui arrive, c'est trop lourd, elle a sommeil, elle monte dans le train et elle décolle,... Elle essaie à travers la vitre, d'attraper les lunettes noires au vol... mais on lui arrache des mains. Alors la petite fille crie. Elle crie dans son ventre qu'elle a faim et qu'elle voudrait dormir un peu. Alors elle mange et puis elle dort. A son réveil il n'y a plus rien, il fait froid, il n'y a personne. La petite fille tombe de sommeil, elle qui tombera pas amoureuse, et qui dans son ventre crie je t'aime.
Le rose n’est que du rouge délavé par le temps. Amour à fleur de peau qui demande qu’à saigner. Amour fleur bleue, amour rose rouge, rouge rose, fanée, pas rouge pour de vrai. Rien de vrai, tant pis. On baise quand même ?