Il y a six ans, cette folle idée a germé dans ma tête pour ne plus me quitter, jusqu'à se concrétiser tout de bon! Et dire que le tournage n’a commencé que depuis deux mois... Deux mois de galère avec un temps typiquement breton, à travailler avec une équipe passive, que la grisaille et l'humidité accablaient. Je devrais être le plus heureux des hommes puisque j'ai la chance de vivre ce que j'ai toujours souhaité plus fort que tout. A vrai dire, je traîne cet engouement pour le cinéma depuis l’adolescence. A l’époque je voulais être caméraman, et puis, à vingt ans, l'âge de tous les idéaux, l’envie m’a pris de faire mon propre film, mon œuvre à moi, personnelle, mais qui puisse également toucher chacun de nous en ayant alors une portée plus large… Je commençai lentement à élaborer un scénario... Mon scénario.
J'avais déjà eu quelques expériences cinématographiques alors que je m'initiais à l'art du son et de l'image avec la caméra familiale, pour meubler les vacances. Mais là, c’était différent. Après mon bac, j’ai dû concilier études et petits boulots afin de commencer à économiser en vue d'acheter ou louer du matériel performant. Et puis quand j’ai échoué au concours d’entrée à l’école de journalisme, j’ai délaissé les bouquins et les amphithéâtres pour me consacrer à mon film. Pour ce faire, j'ai cumulé les jobs: la journée, j’étais caissier à inter-marché et la nuit, je servais dans un bar jusqu’à deux heures du matin. Le caractère non intellectuel que présentaient mes différents emplois me permettait de me consacrer mentalement à mon projet. Je me mettais alors à penser à la mise au point de tous les détails techniques, à estimer approximativement le budget ou à prévoir d'éventuels investissements supplémentaires, mais surtout, au choix d’un site qui convienne au scénario,… Ainsi, j'occupais mes jours de congé à sillonner la région à la recherche d’un cadre qui puisse correspondre aux attentes du film et démarchais auprès des vendeurs de matériels d’images et sons pour établir une sorte de devis. En juin deux mille quatre, je passai une annonce dans une agence pour recruter des acteurs et des figurants. Je crois que ce fut le plus laborieux.
Comme dans mon histoire le protagoniste tenait une place essentielle, j'avais décidé de privilégier le choix de l'acteur qui tiendrait son rôle avant tout autre et de me montrer moins exigeant peut-être, quant à la sélection des rôles tiers. Mais peine perdue: je me suis bien vite rendu compte que la qualité des seconds rôles était toute aussi importante, et le casting s'avéra bien plus long qu'il était sensé l'être l'origine. Je serais incapable de dire combien de visages, de voix, de paires d'yeux ont défilé devant moi... A ceux qui avaient le physique manquaient la conviction et le jeu, et aux bons acteurs, la concordance entre le physique et le caractère du personnage interprété. J'ai donc été contraint de supporter les clowneries des plus pitoyables et indécentes avant de trouver mes sujets et former une équipe.
Mon histoire était celle d'un homme, la trentaine bien entamée, marié, deux enfants, une situation financière confortable... Résident d'un plaisant quartier pavillonnaire, notre monsieur tout le monde mène une vie bien réglée, bien propre et droite. Chaque jour qui passe commence à la sonnerie de son petit radio-réveil qui lui annonce dès son levé qu'il pleuvra toute la journée... Mais ça ne l'affecte même plus, parce qu'il passera la journée dans un bureau sans fenêtre où il se rend chaque matin pour en sortir ni plus ni moins satisfait de lui, à peine un peu plus fatigué, juste las et usé de cette mécanique bien huilée, qui fini toujours par rouiller un jour ou l'autre... Le soir quand il rentre chez lui, il n'a même pas faim. Mais il sait que sa femme et ses enfants sont en train de l'attendre, en regardant les informations tandis que la table est dressée et les plats déjà chauds. Alors il s'assoit et comme tous les soirs entame les dialogues conventionnels:"ça s'est bien passé ta journée chérie?", "Et l'école,... c'était pas trop dur?" s'ensuit l'énumérations des évènements notables de la journée: un dossier qui traîne, un accrochage avec la collègue, une mauvaise note, un but marqué au foot,... Et le lendemain ça recommence, toujours la même chanson. Monsieur tout le monde ne croit plus en rien. Il n'a pas de projet, à part celui de s'acheter un nouvel ordinateur. Il sait qu'il ne gagnera jamais au loto, mais téléphone quand même à Jean-Pierre Foucault, parce qu’après tout: "Pourquoi pas lui!", et puis les questions sont faciles… Il n'a plus d'ambition, il est bien au chaud à sa place et se satisfait de l'aboutissement qu'il aura trouvé à cinq années d'études. Il ne sait pas vraiment à quoi peut bien servir ce qu'il fait mais il sait très bien le faire et s'y emploie trente-huit heures par semaine. A trente-sept ans il n'attend plus rien d'autre de la vie que ce qu'elle lui a déjà promis: une femme aimante, dont l'âge arrondit les courbes, des enfants brillants aux avenirs prometteurs, un boulot sûr et tranquille, des vacances en famille au bord de la mer, le repas de Noël comme chaque année avec les grands parents, bientôt un Renault Espace pour changer de la Picasso, et qui sait, une augmentation? A trente-sept ans, il ne se doute pas qu'une firme américaine va racheter l'entreprise de son patron et qu'il va perdre son emploi. Il ne se doute pas non plus que sa femme le trompe depuis trois ans avec l’homme pour qui elle travaille. Non, jamais il n’aurait imaginé qu’il puisse un jour se retrouver au chômage, que sa femme sauterait sur l'occasion pour partir s'installer avec les enfants dans la somptueuse demeure de son amant.
Il ne se serait pas douté que du jour au lendemain, il serait livré à lui même, qu'il devrait remonter seul la pente, réorganiser sa vie. Mais quand ça lui tombe dessus, une fois passés les premiers mois de déprime et de remise en question, il se dit que c'est l'occasion ou jamais de commencer à vivre, puisque ça ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps. Le goût des jours sans lendemain, où on ne sait plus l'heure qu'il est, comme un jour de vacances, où on se laisse vivre sans savoir ce qu'on fera tout à l'heure, ce qu'on fera demain... C'était une opportunité pour réfléchir, se poser les questions qu'on se pose quand on a quinze ans: "A quoi ça sert la vie? Quitte à mourir un jour, mieux vaut mourir maintenant!", quand on en a dix-huit:"Après tout, qu'est-ce que la vie? Faut-il faire des études et accepter le système qui nous conditionne depuis notre plus jeune âge? Ou faut-il avoir le courage de tout plaquer et vivre une vie simple et recluse, à l'abris des soucis, et de toute pollution quelle qu'elle soit? Après tout on a qu'une vie non?", puis entre vingt et vingt cinq ans: "Où est donc la femme de ma vie? Est-ce qu'il n'y en a vraiment qu'une ou une infinité? Pourrai-je seulement les connaître et les aimer toutes? Trouverai-je un jour l'amour? »,… Mais surtout pour se poser les question auxquelles il n'a pas vraiment réfléchi: "Suis-je un bon père?", "Que m'apporte réellement mon boulot?", "Est-ce qu'après quinze ans de mariage ma femme prend toujours autant son pied?"... et puis celles qui arrivent: "Pourquoi moi? Ca va être dur de retrouver un boulot", "Pourquoi elle est partie?". Mais en vérité, ces dernières questions sont superflues. Parce que les vraies questions, ce ne sont pas les doutes qu'on a, passée la trentaine ; ce sont les craintes, les appréhension, les vraies questions, pures et simples qu'on se pose quand on a quatorze ans, ou même seize, quand on est suicidaire ou aventurier, qu'on veut de la vie ce qu'elle a de plus beau et de plus essentiel à offrir,… Le reste, quand on y pense, c'est pas si important. Alors il passe de sa routine quotidienne aux galères de l'imprévu, remonte le temps: il a dix ans, il veut se persuader que c'est un mauvais rêve et qu'il va se réveiller...Il a treize ans, il en veut de tout son être, de tout ce corps en mutation, de toute son âme à ses parents, à ses profs, à la terre entière, en veut même à la vie et tente de se suicider...Il a seize ans, il espère pouvoir tomber un jour amoureux: il réalise que finalement c'est pas si facile qu'on le croit...Il a dix-neuf ans et à présent tout est possible, il est libre, il a la vie devant lui... Mais oui, c'est là que ça plante: d'un côté les études, au bout, un métier, un salaire, une situation, une famille, une routine et ça finit là. De l'autre côté une vie de bohème, dans une bicoque en Bretagne, avec la femme de sa vie, des boulots saisonniers pour gagner un peu d'argent, une vie d'artiste: écrivain, peintre, musicien, vendant au plus offrant ses ouvrages, ses toiles ou quelques notes,... C'était donc ça! Alors il s'imagine, roulant sa bosse, parcourant le vaste monde, avec pour seuls bien sa veste et ses chaussures. Ce qui lui appartiendrait et que les autres n'ont pas, c'est cette lumière dans le regard, parce que c'est un bout de Soleil: le Soleil même lui appartiendrait; les autres ne sont plus aveuglés que par le halo de leur ordinateur.
Et comme il n'a rien à faire, il a tout son temps pour penser, pour se remettre en question, faire un bilan…
Après une longue mise au point, il décide de recommencer sa vie, de profiter des années qui lui reste pour vivre, vivre pleinement, voyager, découvrir ce qu'on oublie toujours d'aller voir quand on visite une région ou un pays. Il passe du statut de touriste à celui de voyageur. Il s'habitude peu à peu à l'absence de confort et préfère les auberges ou les relais aux hôtels trop onéreux. Puis il commence à écrire un journal : son quotidien, ses réflexions sur la vie, ses critiques envers la société, son passé parfois, qu'il évoque sous forme de tirets, juste pour ne pas oublier ces petites choses anodines qui s'effacent avec le temps. [...] Quelques années plus tard, il tente de publier son journal mais les éditeurs rejettent son offre les uns après les autres, et ce n'est qu'après maintes tentative, qu'un petit éditeur se montre intéressé par son oeuvre... La critique est unanime : le livre fait un tabac et notre homme doit sortir de l'ombre pour donner des interviews, participer à des émissions, se rendre à des meetings,... Il réalise alors qu'il est à l'antipode de son idéal, qu'en quelques jours, quelques semaines, il aura abandonné et détruit tout ce à quoi il aspirait. Lors du dernier plan, on le voit pleurer du haut de la terrasse d'un hôtel cossu, surplombant la ville, loin de tout ce monde d'en bas où tout grouille et s’emmêle,… Il fixe le lointain, par delà les lueurs des réverbères, des spots publicitaires, d’un faisceau lumineux,… puis son regard se perd dans les ruelles obscures. L'image devient floue et se brouille, avant de disparaître dans une larme…
C'était ça mon histoire, mon scénario. Je n'ai jamais voulu devenir un grand réalisateur, faire plein de films,... Juste mon film, parce-que pour moi le cinéma c'est une passion, et que j'ai peur qu'elle devienne routine justement... Que mon rêve devienne réalité: oui, qu'il devienne quotidien puis routine: non! Pour moi ça devait être ma première plus belle expérience dans ma vie en en espérant d'autres. Le problème, c'est que cette aventure s'avérait bien moins idyllique que dans mon imaginaire…
Après une journée de travail sur le terrain, je quitte le plateau avec l'impression d'en être au même point que lorsque je m'étais levé le matin: terriblement frustrant non? Je rentre chez moi la mine dépitée, dans mon petit studio sous les toits. L'été il y fait si chaud qu'il m'est arrivé de passer la nuit dehors et même une fois, de descendre mon oreiller pour dormir sur un banc vide du square juste en bas de l'immeuble. L'hiver, vu qu'il n'y a pas de chauffage, mon lit double de volume à cause de l'épaisseur des couvertures. Mais j'y suis bien. Après une mauvaise journée, je m'y ressource en buvant une tisane, depuis que j'ai lu un article critiquant violemment les vertus néfastes du café, je me suis mis aux infusions. Ca me rappelle ma grand-mère et ça coûte moins cher que le café. C'est donc avec un goût de tilleul-menthe et au léger son de la radio que je me délasse en méditant, maudissant la météo qui s'acharne sur nous depuis des semaines avant de m'en prendre au flegme démesuré de mon équipe, qui quant à elle, ne semble pas se sentir plus impliquée que ça dans le projet! Alors, pour me calmer, je me dis que rien ne sert de s'énerver et que j'ai tout le temps devant moi, que j'ai bien mis six ans à faire fleurir mon idée et que le fruit de mon labeur devrait prendre autant de temps pour arriver à maturité et être mûr à point. Dans ces élans lyriques, je me revois tout gosse, avec des posters sur les murs, la plupart des affiches de films de mes réalisateurs favoris. J'écrivais sur les fiches que nous font remplir les professeurs en début d'année comme études envisagées: "caméraman". En primaire, j'étais même allé raconter que c'était mon arrière-arrière grand-père qui avait mis au point la toute première caméra. En fait je n'y connaissais rien, comme les garçons qui voulaient devenir pompier ou astronaute. C'est l'été de mes seize ans, quand on avait réalisé un moyen métrage durant l'été avec la caméra de mon père et que je m'étais bien sûr proposé au poste de caméraman, que j'ai alors réalisé à quel point cette tâche demandait de technique et de réactivité. Ainsi ma perspective d'avenir avait pris fin cette année là, non sans nuire au désir de revendication de mon talent sûr dans le milieu du cinéma. Ce qui, malheureusement, n'eut pas le bénéfice d'altérer ma passion pour ce dernier...
D'ailleurs il m'arrive assez souvent d'aller me faire une toile pour me changer les idées. Je côtoie un petit cinéma d'art et essai où il passe régulièrement des rétrospectives à thème et diffuse des courts ou moyens métrages d'élèves de diverses écoles de cinéma. Pour ma part, je préfère aller découvrir de nouveaux talents et apprécier des innovations dans la manière de filmer, de nouveaux sujets, et déceler peut-être les maîtres de demain; plutôt que d'aller me coltiner un film à grand public que tout le monde ira voir pour en penser la même chose et en dire une autre. J'ai parlé de mon projet au projectionniste, que je connais depuis le lycée: il m'a dit que je pourrais sûrement tenter de me présenter au festival des jeunes talents qui doit se dérouler au printemps prochain. Raison de plus pour s'activer un peu si on veut finir le film à temps!
En effet, les choses n'avancent guère mieux: ce matin on a revu le script parce que les acteurs trouvaient le texte trop "soft" par rapport aux émotions exprimées dans la scène de ménage. Du coup ils s'en sont donnés à cœur joie, déballant leurs plus belles insultes, et s’évertuant à exécuter maints gestes belliqueux, loin d’être crédibles. Ce film commence à ne plus ressembler à rien. Cet après-midi a été plus encourageant: l'atmosphère orageuse tombait à pic pour la scène en extérieur où il marche seul le long de la côte finistérienne, si sauvage et découpée. Du coup on a pu rentrer plus tôt et j'ai décidé d'en profiter pour aller voir un film ce soir. J'ai consulté le programme sur le site du cinéma et je suis plutôt tenté par un film indépendant d'une réalisatrice encore méconnue.
Comme de coutume, j'y vais seul. Les gens sont souvent intrigués quand je leur dis que je vais seul au cinéma. Personnellement ça ne me dérange absolument pas: quitte à voir un ami pour discuter un peu, autant se poser tranquillement à la terrasse d'un café ou se faire une bouffe un soir. Mais aller au cinéma entre amis juste pour ne pas se sentir trop seul, ou paraître moins seul au regard des autres, je trouve ça ridicule.
J'arrive à vingt heures trente, pour le début de la séance: ils ne risquent pas de manquer de place dans cette salle. Et pour cause: nous sommes seulement une quinzaine de marginaux à nous être déplacés. Il est vrai que le résumé n'était pas très attrayant, mais bien traité, le sujet pouvait devenir intéressant. Il était question d'un agent de recrutement du personnel dans une entreprise privée, qui est contraint pour raisons financières, de vendre sa maison. Abandonné par sa femme, il doit refaire sa vie. C'est drôle, ça ressemblait un peu à mon film...
Après les quelques bandes annonces des prochains films à sortir (il y en a d'ailleurs que je suis certain de ne pas manquer!) et les pages de publicité, le film commence enfin. Le générique n'est pas mal, c'est un peu sous cette forme que j'avais eu pour idée de faire le montage...
Mais s’il n'y avait eu que le générique! La suite ressemblait scène pour scène, parfois plan pour plan à mon film, avec des dialogues équivalents, une histoire similaire et un scénario quasi-identique! Je crois que j'ai eu peine à me lever de mon siège à la fin. J'en pleurais. Je suis sorti de la salle totalement effondré. Je venais de voir défiler sous mes yeux mon propre film, le film que jamais plus je ne pourrais réaliser. Complètement abasourdi, je remonte l'avenue faiblement éclairée par les mares de lumière glauque que font au sol les lampadaires. Tout se confond autour de moi: le bruit d'une moto qui démarre, un coup de klaxon qui se perd, une vague odeur de parfum, ou bien de vapeur d'essence, des phares de voitures qui m'éclaboussent de lumière et m'aveuglent davantage... Je tente de regagner mon logis en titubant comme un ivrogne. Mes pas se dérobent sous moi, je me perds au fil des rues, des parking, oscillant de ma démarche mal assurée, comme un somnambule. Puis je me glisse dans le halo d’un réverbère esseulé, m’assoit sur un banc et rêve. Un rêve de naufragé, noyé dans ses larmes, à la dérive, ne sachant plus que faire face à l’immensité qui s’offre à lui, mais surtout face à ce vide qui s’ouvre comme un gouffre dans lequel il voudrait tant plonger. Et en finir. Or je n’ai pas le temps de sauter : les phares agressifs d’une auto m’aveuglent. Deux agents de police qui faisaient leur ronde me demandent si tout va bien.
- Chagrin d’amour, je leur réponds. C’est un peu vrai, le cinéma m’a trahit : ça crie à l’adultère ! Les compères n’en demandent pas plus et remontent dans leur voiture que la nuit a tôt fait de happer. Plus tard dans la nuit, après avoir épuisé mes réserves de liquide lacrymal et les yeux comme des chaussons aux pommes, je rentre enfin chez moi pour aller m’écrouler sur mon lit,exténué, comme un épouvantail mal fagoté et ramolli.
Au réveil, je ne quitte pas le lit. Je me sens la gueule de bois d’un lendemain de fête, à la seule différence que je marquais là un jour de deuil. Je ressasse inlassablement des élément divers, mon enfance, mon film, le tournage, le cinéma, et l’écran, qui m’avait projeté au visage ce qui marinait depuis tant de temps dans mon esprit. Comme si on m’avait balancé à la figure ma vie, ou plutôt celle que j’avais inventé : celle de mon héros. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire maintenant, revenir quelques années en arrière pour repasser mes examens et faire comme s’il ne s’était rien passé ? Ou bien tenter je ne sais quoi pour découvrir par quel moyen mon film était arrivé sur cet écran, avant même que j’ai pu le réaliser ?
Je ne sais plus quoi faire, je tourne dingue. Je décide de prendre contact avec la réalisatrice. Voir ma pire ennemie et la créatrice de mon cauchemar du plus mauvais goût pourrait peut-être m’aider à exorciser mes doutes et mes questions insensées. Je retourne donc au cinéma afin d’essayer de récupérer quelque coordonnée, afin de joindre cette sorcière. Comme je suis un habitué et que je connais bien le patron, j’arrive à avoir son numéro de portable. Il m’a dit qu’elle était présente à l’avant première et qu’ils avaient eu l’occasion d’échanger quelques mots à la suite de la projection. En tant que participante au festival des nouveaux talents, elle lui avait laissé son numéro afin qu’il puisse l’appeler à la délibération du jury, étant elle-même en déplacement à cette date. Bref, l’essentiel est là : j’ai de quoi la contacter.
Je suis planté sur mon lit, avec sur mes genoux le combiné du téléphone. Appellera, appellera pas. Une heure plus tard je me décide enfin. Je compose lentement le numéro, histoire de sentir chaque touche s’enfoncer imperceptiblement sous la pulpe de mon index. Ca sonne, une fois,… deux fois,… je raccroche. Je suis trop con. Je refais le numéro. Une tonalité,… deux,…trois,… quatre,… cinq,… Répondeur. Je suis à bout. Je laisse un message d’une voix tremblante. Je réalise que ce que je viens de dire n’a aucun sens. En plus j’ai oublié de donner mes coordonnées. Je décide de rédiger un texte au brouillon que je lirai afin de ne pas m’embrouiller au moment de parler. J’écris aussi lisiblement que mon état me le permet : « Bonjour, je m’appelle Joël, j’ai vu votre film avec beaucoup d’intérêt, étant moi-même dans le milieu du cinéma, j’aurais beaucoup aimé pouvoir parler de votre film avec vous. Dans l’espoir que vous me contacterez au 02 33 95 24 12. » Je respire un bon coup et saisis une nouvelle fois le téléphone, prêt à débiter mon texte. Ca sonne toujours,… une fois,…deux fois,… trois fois,… - « Allo ? » Mon sang ne fait qu’un tour et ma gorge est incapable de sortir aucun son. – « Allo ? ….. Allo !». Elle raccroche. J’essaie de me remettre de mes émotions, de me ressaisir,… Elle va me prendre pour un dingue. Deux minutes passent. Je tends la main vers le combiné quand le téléphone sonne. C’est elle. Le temps d’écouter mon message, elle a rappelé. Ne pas paniquer. Inspiration,… Expiration,…
- « Oui allo ?
- Bonjour, c’est Séverine Pouleau, la réalisatrice. Vous m’avez laissé un message…
- Ah oui ! En effet, j’ai dû vous téléphoner juste dans la matinée. C’est très gentil à vous de me rappeler ! »
- Mais c’est normal, vous vouliez me parler de mon film ?
- A ce sujet, je regrette mais je vais devoir vous laisser car je me rendais à l’instant au cinéma. En fait je suis un ami du projectionniste d’un petit cinéma d’art et essai, où j’ai d’ailleurs pu voir votre film, et il m’arrive occasionnellement de le remplacer. Je vous rappelle ?
- Quel dommage… Mais oui, naturellement !
- Et bien dans ce cas à bientôt !
- Ce sera avec plaisir. Au revoir.
- Au revoir. »
Je jubile, je m’en suis tiré comme un chef. Je vais maintenant pouvoir me préparer psychologiquement à une prochaine conversation.
Je passe toute la nuit à admettre chaque éventuelle tournure de la discussion. Comment réagir à une telle réplique, une telle autre. Au téléphone, elle paraissait d’humeur plaisante et facilement abordable. Pas ce genre de jeunes réalisateurs qui se prennent pour la fine fleur du cinéma après avoir réalisé un navet de nature « totalement novatrice dans un souci esthétique profond », c’est d’ailleurs pour ça que le commun des mortels ne pouvait pas être sensible à tant de profondeur et d’originalité. Ces artistes incompris regardaient donc les autres de haut, d’un air condescendant, s’adressant à eux comme à des ingénus ou des attardés finis, indignes de leur grandeur d’art. « C’était vraiment donner de l’art aux cochons » : quelle ridicule prétention ! Mais là ça n’avait pas l’air d’être le cas, peut-être aurai-je plus de mal à lui en vouloir ainsi ; mais d’un autre côté, le fait qu’un petit réalisateur pédant ait pu réaliser mon film m’aurait terriblement affecté.
Le lendemain, je reprends le téléphone, confiant et l’esprit clair.
1 « Allo ?
2 Allo, bonjour ! Nous nous sommes parlé hier. Je suis heureux de vous entendre à nouveau : j’avais peur de tomber une nouvelle fois sur votre répondeur.
3 Mais oui, bien sûr, comment allez-vous ?
4 Très bien ma foi, et vous ?
5 Et bien je suis à Paris en ce moment, mais je serai de passage à Rennes dans le courant de la semaine pour rendre visite ma sœur, j’ai cru comprendre que vous n’habitiez pas très loin…
6 En effet, ce serait l’occasion de se croiser. Je dois dire que votre film m’a tout particulièrement touché, étant moi-même sur le projet d’un film au scénario équivalent, et que j’aurais aimé pouvoir vous en parler de vive voix.
7 Il est certain que c’est plus confortable !
8 Et puis vous comprenez, cela me tient beaucoup à cœur, alors si vous passer à Rennes cette semaine, n’hésitez pas à me contacter, j’ai des horaires assez souples et je pourrai me libérer sans problème.
9 Cela me paraît être une bonne idée. Et puis je préfère profiter d’un contact avec le public tant que ma notoriété, si notoriété il y a, n’est pas encore trop forte. Je n’aime pas beaucoup l’idée de me faire aborder dans la rue par n’importe qui, mais j’attache énormément d’importance au contact avec les gens : il peuvent parfois nous en apprendre plus qu’on ne croit.
10 C’est bien vrai….
11 …
12 A bientôt alors ?
13 Oui parfaitement, à bientôt !
14 Au revoir. »
A présent je flotte, comme anesthésié, je réalise difficilement que je vais rencontrer en chair et en os celle qui a ruiné mon existence, malgré le fait qu’elle paraisse la personne la plus charmante du monde. Je l’imagine un instant face à moi, assise au comptoir d’un bistrot sympa à bavarder. En l’imaginant ainsi, je pourrai presque la voir, la toucher. Mais le seul sentiment qu’elle m’inspire alors est celui de la tuer. De m’approcher d’elle, de lui hurler ma haine à la gueule et de l’étrangler sauvagement, de la jeter du haut d’un pont, de la voir agonisante à mes pieds, me suppliant, me faisant mille excuses à travers ses larmes…Je l’imagine encore, attachée sur une chaise, et moi la torturant, passant tout mon désespoir dans sa souffrance, sans m’en sentir pour autant soulagé. Ses hurlements m’apaisent, le supplice est délectable. Je n’en ressens aucune satisfaction personnelle, mais l’idée elle-même en devient à cet instant jouissive. Quel plaisir inavoué de trouver le martyre parfait : il est tellement difficile de pouvoir détester un individu à ce degré de haine.
Je me réveille trempé de sueur, révulsé par les atrocités qui ont habité mon cauchemar, encore si présent dans mon esprit. Il faut que je reste placide, jamais je n’aurais du pouvoir penser ou même rêver ces abominables insanités. A nouveau gagné par le sommeil, je me rendors, abandonnant pour cette fois mes sombres idées. Me restait maintenant à attendre patiemment qu’elle me rappelle pour fixer un rendez vous…
En voiture, je suis à vingt minutes de Rennes, il m’est donc aisé de m’y trouver peu après son appel. Et puis je connais bien la ville : c’est là que j’ai fait mes études, et je m’y rends régulièrement pour assister à spectacles, ou pour fantasmer devant les vitrines exposant les modèles dernier cri de matériel informatique,… De plus c’est une belle petite ville, très agréable, surtout quand il y a du soleil et que les rues sont désertes, à l’heure où tout le monde est parti travailler. A la pause de midi, les rues se remplissent des gens que vomissent les bureaux et les administrations. La ville s’anime et ce n’est plus pareil.
Ce matin, tout est encore calme. Et puis le lundi, les magasins ont pour habitude de fermer.
On s’est finalement donné rendez-vous au parc de Maurepas, avec le projet de déjeuner ensuite. Il est onze heures dix, je suis en avance : elle avait proposé de se rejoindre aux alentours de onze heures et demi. Assis sur un banc face au plan d’eau, cela me laisse du temps pour méditer au calme, bercé par le chant des oiseaux, engourdi par un froid de novembre sec, qui prend aux tempes et tire dans les oreilles. L’étang miroite les timides rayons du soleil de cette fin de matinée, me forçant à plisser les yeux. Une femme à bonnet crème se dirige vers moi. Un nuage de buée sortant du col de son écharpe, expire à chacun de ses pas. Elle s’avance à pas rapides : comme promis je porte un pantalon beige, un manteau vert de gris et une écharpe orange. Je me lève et lui tend ma main gantée. Nous nous saluons et proposons de marcher un peu pour nous réchauffer…
Et c’est à ce moment que je reprends le synopsis. Il est temps de corriger les fautes. J’ai peut-être omis de préciser qu’avant de reprendre les rênes, mon homme décide d’éliminer tout ce qui le rattache à son passé, à sa vie déchue, et que l’élément qui l’habite encore, c’est sa femme. Elle qu’il aimait tant, qui témoignait qu’il était possible de construire quelque chose de concret en ce monde. Elle illustrait l’aboutissement d’un investissement sans égal : celui du corps et de l’esprit vers un être cher que l’on se voue à aimer pour bâtir quelque chose. L’échec de cette relation lui était insupportable. Il en voulait à sa femme de l’avoir abandonné, le laissant dans une demie vie, livré à lui-même. Elle, à qui il s’était donné tout entier, pour qui il aurait pu mourir. Elle s’était enfuie sans raison valable, du moins à ses yeux : elle lui appartenait autant qu’il pouvait lui appartenir. Elle l’avait trahi, il voulait sa revanche pour en finir avec elle : il fallait qu’elle soit punie. Or elle s’était évaporée, sous un autre nom, une autre adresse et il lui était impossible de se souvenir du nom du praticien dont elle était la secrétaire. Mais au fond de lui il sait qu’il la retrouvera, et que ce jour là, il pourra enfin boucler la boucle et tout recommencer. En attendant il écrit, il écrit sa vie avec l’idée d’en faire un film. Il espère pouvoir en finir avec cette histoire qui le hante, en finir avec ce morceau de vie raté qui lui empoisonne l’existence : en faire un film pouvait être un remède pour l’aider à mettre les choses au clair et reprendre une vie normale. Il galère dans un appartement de misère, petit boulot après petit boulot, il cherche des acteurs pour ses personnages : une femme, un fils, une fille, un patron, un collègue de boulot, un amant pour sa femme, une voisine,… tous les éléments nécessaires à son histoire. Mais quelqu’un avait dû avoir la même idée avant lui car un soir qu’il décide d’aller au cinéma et qu’il se retrouve face à l’écran, il voit défiler sous ses yeux son propre film, sa propre vie. Il est d’abord complètement ébranlé : il a échoué de nouveau, il a encore été trahi. Pour la seconde fois, il n’arrive pas à mener son projet à terme. Comme si tout ce qu’il entreprenait était d’avance voué à être anéanti. Mais il réalise ensuite qu’il ne peut exister qu’une seule personne pour concevoir un tel film, avec tant d’exactitude et de ressemblance. Il l’avait enfin retrouvée…
La suite vous la connaissez : il se dit avoir été profondément touché par son film,… le pire c’est qu’il n’a même pas à mentir. Il lui donne rendez-vous dans un parc de Rennes, là où il l’avait rencontrée pour la première fois alors qu’ils étudiaient à la fac. Elle est un peu troublée naturellement, mais n’en laisse rien paraître. L’air de rien, ils marchent côte à côte… Elle ne l’a pas reconnu…
Je la trouve à peine changée : une nouvelle couleur de cheveux, des habits plus chics ; mais toujours cette démarche naïve et cette lumière dans le regard. Nous bavardons tranquillement sous les branches nues des grands arbres. Elle me sourit. Le parc est désert. Là où tout a commencé, là où tout finira. Quel dommage,… elle était si belle ! Mais que ce soit dans un film, ou même dans la vie, il faut toujours respecter le scénario. Par principe. Ce soir je dormirai tranquille : le tournage est fini.