La pluie roule doucement sur la vitre. Le paysage cavale dans les gouttes d’eau. Le front écrasé sur la fenêtre du train, un rasoir électrique vibre dans ma tête. J’examine le paysage qui perle sur le plexiglas. J’accompagne du regard une bille d’eau et la course du paysage. Il défile à toute allure puis se coule dans le joint noir de la fenêtre du train. En face le siège est vide. J’aurais voulu qu’il soit là. Il est resté sur le quai, mais ce n’est pas non plus comme si il n’était pas là. Il est en face, enfoncé dans son fauteuil. Ses yeux rient de me voir contempler la vitre avec circonspection, les prunelles humides d’une mélancolie feinte. Autour les gens doivent penser : « la pauvre est triste de l’avoir quitté, c’est si tendre d’aimer comme ça : à peine on se quitte et voilà qu’on se manque. » Que nenni ! L’idée de revêtir un certain romantisme me plaît assez : je suis jeune, sensible, amoureuse, aimée et malheureuse,…que les autres doivent me jalouser ! Mais avant de leur faire croire ça, c’est moi que je voudrais persuader, un peu. Pour me prouver que j’existe, que je peux aimer, que je suis heureuse et terriblement triste. Alors je le vois. Je dessine ses joues rondes, pleines du sourire qui les fend, ses boucles châtain qui viennent manger son front, et son menton espiègle enfoui dans son écharpe. Je ne sais pas s’il est beau, mais il me dit qu’il m’aime, et même si je ne le crois pas, ça le rend plus beau que n’importe qui d’autre. Il se moque de moi, du spectacle que je donne aux personnes assises dans la voiture du train. Alors je me mets à rire aussi, rire de moi, de ce change que je veux me donner. Je ris de ces airs langoureux d’adolescente fleure bleue à fleur de peau, qui jette ses yeux par la fenêtre pour aller retrouver son amant laissé sur le quai de la gare. Alors on est hilares, parce qu’on sait qu’on ne s’aime pas, mais qu’on se manque un peu quand même. Pour ça j’ai quand même le droit d’être un peu triste. On rit d’être ensemble puisqu’à deux on est moins seuls. Et si c’est pas sûr qu’on s’aime, je veut croire que peut-être, parce que c’est bon d’y croire un peu. Que même si je veux plus y croire, parce que ça fait trop mal, ça doit bien exister puisque tout le monde en parle… puisque tout le monde en parle, puisque tout le monde en parle,…
Mon front sur la vitre fait jouer un tambour. Le roulement du tambour scande les rails, le ronron du train me berce. Il a à peine dix-huit ans. Moi aussi. On se rencontre à l’université. On étudie tous les deux la philosophie. Assis dans l’amphithéâtre, l’espace résonne, se gonfle de mots, les regards se perdent, se vident. Nos yeux se croisent. On mange ensemble le midi. On refait le monde…vous verrez ce sera bien. On se parle. Plus on se parle, plus on se connaît, plus on se connaît et plus on se parle. Il a à peine dix-huit ans. Moi aussi. On se rencontre à l’université. Le restaurant universitaire est un grand palais aux fenêtres immenses, aux couleurs vives. On décide d’emménager ensemble. On cherche un studio, on en trouve un bien qui donne sur les toits. On est les rois du monde. Elle est belle la ville et ses lumières. Si on veut, on la découpe en tableaux. Le fleuve roule au rythme des horloges. Leurs cadrans lunaires sonnent les temps qui se gâtent. On refait le monde…vous verrez ce sera bien. On fait l’amour au cinquième étage sans ascenseur. Il a à peine dix-huit ans. Moi aussi. Dans l’appartement ça sent le tabac, les pâtes au ketchup et le gel-douche à la vanille. On rit, on crie, on pleure, on se sourit. Et on parle de lui. On parle de moi. On se dit souvent qu'on aura une maison, avec des tas de fenêtres, avec presque pas de murs, et qu'on vivra dedans, et qu'il fera bon d’y être, et que si c'est pas sûr, c'est quand même peut-être… On parle de nous. On est les rois du monde. On se marie, en avril. Tout est blanc comme en hiver : les nappes, les dragées, les colombes, les roses, les dents du maire, les grains de riz qui pleuvent, le ciel,… tout est de givre mais il fait bon. Ma robe s’ouvre en un large décolleté, il plonge, on se noie. On est splendides. On est jeunes et intelligents, et on a pleins de choses à se dire parce qu’on est brillants et sagaces, parce qu’on veut vivre. On chante les chansons de Renaud en se brossant les dents. On danse la valse au milieu les bulles de dentifrices qui éclatent en feux d’artifices autour de nous. On est les rois du monde. On a des enfants, des têtes blondes à qui on achète des guimauves et des barbes-à-papa sur les fêtes foraines. Il m’appelle sa chouquette à la crème. On croque ensemble dans une pomme d’amour. On part en vacances à la plage : l’aînée joue dans les vagues, le benjamin bâtit des forteresses de sable que la mer lèche quand elle monte. On court à toute vitesse dans les gerbes salines. On est heureux. On est parents. On a de beaux enfants, vifs, espiègles,… On est ensemble. Peut-être bien qu’on s’aime, non ? C’est le matin de Noël, dehors il a gelé. Tout est pâle comme une prairie d’œufs en neige. Sur le rebord de la cheminée, Gaspar, Melchior et Balthazar cernent l’enfant prodige. Les enfants dorment, on descend les cadeaux. On les dispose autour du sapin qui clignote. Le père Noel passe. En attendant on fait l’amour. C’est bien. On a un peu bu, comme un soir de Noel. On est comme deux Inuits sous l’igloo des couvertures. J’écarte les draps pour me lever ouvrir la fenêtre. Dehors le ciel est clair, il y a un beau soleil bleu. Je descends les escaliers, mais il n’y a plus personne. Le salon est vide. Pas de cadeaux, pas de sapin. Santa Claus ressemble à un clochard ivre. Un rictus sadique fend sa barbe sale. Jésus crie. Je crie aussi. J’ai peur. Je cours dans les escaliers. Les marchent s’enfuient. Je tombe. Il y a une échelle après l’escalier, je m’y agrippe. Je me hisse comme un plongeur en apnée remonte vers la surface. Je suis prise dans une tempête qui me ballote comme un tee-shirt dans une machine à laver. Une vague me jette sur la plage. J’approche une conque de mon oreille et… Je suis dans la chambre, je plonge dans les draps du lit, ils m’engloutissent. Je l’appelle mais il ne répond pas. Au fond du lit il y a une fenêtre : un jardin glacé baigne dans une lumière aqueuse, je me noie dans l’océan céleste. Je me débats, je coule, comme on s’asphyxie dans ses larmes. Je m’étrangle de sanglots. Je cherche une échelle. Je trouve une corde. La corde se meut en un serpent qui me bâillonne. Je manque d’air, je sens mes poumons imploser. Le serpent me suspend à un arbre. L’arbre a des pommes. Les fruits tombent et m’assomment. On récolte ce que l’on s’aime.
J’étouffe, je me réveille le souffle court. Des larmes roulent sur mes joues, elles narguent la pluie et glissent se perdre dans mon cou. A force de vouloir ne pas être amoureuse, j’ai oublié de rêver. Pas être amoureuse, parce que c’est ridicule d’aimer, parce-que ça ne dure pas, parce-que ça fait si mal,…J’ai oublié. De rêver un instant, pour voir, pour y croire, pour me dire que peut-être tout n’est pas perdu. De rêver de nous, de ce que j’aurais pu rêver si j’avais eu le courage de me dire que je l’aime… puisque tout le monde en rêve. De l’autre côté de la vitre, ses lèvres articulent dans le vent : « Tu vas me manquer ! ». Je souris faiblement. Il ne s’imagine pas tout ce qu’on va manquer. Le vent emporte ce que l’on s’aime.